Cette production de La Sonnambula brille par un cast entousiasmant, où Nadine Sierra et Xabier Anduaga incarnent les premiers rôles avec une rare intensité. La mise en scène de Bárbara Lluch, la direction musicale de Lorenzo Passerini, les décors signés Christof Daniel Hetzer et les éclairages d’Urs Schönebaum plongent l’histoire dans un univers sombre et perturbant. Lluch réinvente l’œuvre, transformant Amina en une victime d’une société impitoyable, loin du conte idyllique traditionnel. Une Sonnambula audacieuse et captivante, portée par des artistes qui magnifient chaque note et chaque geste, laissant le public rêveur, suspendu à l’écho de cette vision poignante.
Entre veille et vertige : une réalité en apesanteur
Au cœur du Gran Teatre del Liceu, La Sonnambula a révélé ses charmes envoûtants dans une version à la fois hypnotique et sombre, profondément réinventée par la metteuse en scène Bárbara Lluch. Portée par la direction musicale envoûtante de Lorenzo Passerini et une scénographie ténébreuse signée Christof Daniel Hetzer, l’œuvre de Bellini bascule ici dans un songe inquiet, un monde mouvant où l’innocence se perd et où la perception de la réalité se délite.
Bàrbara Lluch plonge le spectateur dans une brume épaisse de symboles et de superstitions. La scène, presque silencieuse au départ, agit comme un seuil vers un monde flottant : celui du rêve ou de sa décomposition. Car dans cette mise en scène, rien n’est stable : les repères s’effacent, les certitudes se dérobent. Le monde de l’héroïne se transforme en un théâtre d’ombres où la frontière entre l’imaginaire et le réel se trouble.
Amina, personnage principal, n’est plus l’archétype de la jeune femme promise au bonheur, mais devient l’âme vacillante d’un cauchemar éveillé. Entourée de neuf danseurs fantomatiques, dont les souffles marquent le rythme d’apparitions spectrales, elle erre, tiraillée entre doutes, accusations et terreur intérieure. La chorégraphie fusionne avec la mise en scène dans une seule dynamique : tout chez la jeune protagoniste (ses gestes suspendus, ses mouvements ralentis ou désarticulés…) raconte ce rêve en ruine qu’elle habite.
Ici, le somnambulisme devient bien plus qu’un motif dramatique : il est l’expression même d’un déséquilibre intime et collectif. Amina, douce et vulnérable, vacille constamment entre l’adhésion aux attentes du village et la révolte sourde contre son enfermement. Elle doute, hésite, aime, mais sous pression constante, oppressée par une communauté prompte à condamner sans écouter.
Dans cette lecture résolument tragique, Bàrbara Lluch ravive la modernité du livret en mettant en lumière l’injustice sociale, l’intolérance et même une dimension féministe : tandis qu’Amina est humiliée, dépossédée de toute possibilité de défense, le comte Rodolfo, pourtant au cœur du scandale, s’en sort indemne. Une inégalité criante qui résonne d’autant plus fort dans une mise en scène qui choisit l’ambiguïté comme ton fondamental.
Le clou de cette vision est sans doute atteint dans la dernière scène, où Amina, observée sans réaction par le reste du village, semble prête à se jeter dans le vide. La tension y est à son comble : est-ce la fuite vers un ailleurs ? Une forme d’abandon ? Ou l’expression ultime d’une liberté désespérée ? Le sommeil n’est-il pas, au fond, l’antichambre douce et trompeuse de la mort ? Et le somnambulisme, une forme de folie qui échappe aux logiques du monde, mais qui protège encore, un instant, la beauté fragile de la sensibilité ?
Dans cette Sonnambula, les certitudes s’effondrent, la narration s’évapore dans un souffle onirique, et ce qu’il nous reste est l’émotion pure, celle qui prend forme entre le rêve et le vertige.
Nadine Sierra, funambule au sommet de son art
Dans cet écrin nocturne et vacillant qu’offre la mise en scène de La Sonnambula, la figure d’Amina s’élève comme un mirage fragile, une silhouette de lumière flottant entre le rêve et la réalité. Pour incarner ce rôle d’équilibriste aux confins de la folie douce et de l’extase vocale, il fallait une soprano à la fois aérienne et ancrée, capable de faire résonner dans chaque note les fêlures d’une âme exposée. Nadine Sierra a relevé ce défi avec une grâce quasi surnaturelle.
Dotée d’un instrument d’une pureté saisissante, la chanteuse américaine a littéralement suspendu le souffle du public. Dans ce rôle particulièrement exigeant du répertoire belcantiste, elle s’illustre par une maîtrise technique éblouissante : agilité limpide, longueur de souffle impressionnante, et surtout cette capacité rare à habiter la partition comme un rêve fiévreux.
Sierra prend tous les risques, avec une aisance déconcertante. Elle joue avec les phrases musicales, les étire, les colore, les fait vibrer au bord du silence, dans un équilibre périlleux mais toujours juste. Chaque montée vertigineuse dans l’aigu semble flotter hors du temps, comme si sa voix était elle-même sujette au somnambulisme guidée par une force intérieure plus profonde, plus intuitive.
Et au-delà de la technique, c’est l’incarnation scénique qui bouleverse. À terre, en hauteur, suspendue sur un toit, elle reste toujours d’une présence habitée. Son jeu est tout en tension et abandon, reflet de cette Amina réinventée : à la fois innocente et lucide, pleine de délicatesse mais aussi de révolte sourde. Nadine Sierra ne chante pas seulement Amina : elle la rêve, la traverse, la révèle. Le public, suspendu à ses lèvres, entre dans ce rêve avec elle, et la suit jusqu’au vertige final. Les ovations furent à la hauteur de cette offrande vocale et scénique : immenses, chaleureuses, émerveillées !
Aux côtés de Nadine Sierra, le jeune ténor Xabier Anduaga (Elvino) s’impose avec générosité. Son chant, d’une clarté séduisante, épouse celui de sa partenaire avec un soin attentif, sans jamais chercher à lui voler la lumière. Il possède ce timbre héroïque, franc et naturellement lumineux, qui capte l’oreille et fait vibrer l’émotion sans forcer l’effet. Son phrasé est noble, ses intentions vocales toujours justes, nuancées, sculptées avec une subtilité rare. Investi et touchant, il incarne un Elvino passionné, égaré dans ses propres peurs, à la jalousie fébrile. Son interprétation apporte une chaleur humaine qui contraste, parfois avec ironie, avec l’univers plus sombre dessiné par la mise en scène.
Le baryton-basse Fernando Radó, en Comte Rodolfo, peine à convaincre dans son air d’entrée, qui manque d’ampleur et de cette nostalgie enveloppante que le texte appelle. Le charme du souvenir, censé surgir dans ses premières phrases, reste en suspens. Mais très vite, il retrouve sa place dans le récit : son duo avec Amina révèle une autre facette, celle d’un séducteur sûr de lui, charismatique, au jeu physique assumé. Sa voix, si elle ne plonge pas dans les abysses attendus du grave, séduit par sa chaleur et sa couleur enveloppante. Il incarne avec aplomb cette figure extérieure, étrange et légèrement inquiétante, par sa posture autant que par la différence sociale qu’il représente : un rêveur lucide perdu dans un monde de crédules.
La mezzo-soprano Carmen Artaza prête à Teresa, la mère d’Amina, son timbre rond et élégant. Elle ancre son personnage dans une humanité chaleureuse et bienveillante, apportant stabilité et équilibre dans ce monde flottant. Quant à Sabrina Gardez, soprano barcelonaise en Lisa, elle fait entendre une voix agile, lumineuse, et s’inscrit pleinement dans cette fête belcantiste où chaque rôle, même secondaire, participe à l’architecture sensible de l’ensemble. Enfin, les rôles d’Alessio et du Notaire sont assurés avec efficacité et précision par Isaac Galán et Gerardo López.
La direction musicale : un écrin de virtuosité
L’opéra est dirigé avec sensibilité et précision par le jeune maestro Lorenzo Passerini, qui sait sublimer l’interprétation des artistes sans jamais les écraser. Très en phase avec les chanteurs, il réussit à les mettre en valeur en régulant l’orchestre avec finesse, tout en s’adaptant parfaitement à leur sens du timing. L’orchestre, sous sa baguette, excelle, offrant un raffinement sonore qui révèle toute la beauté de la musique de Bellini.
La pureté du son et la simplicité apparente de la partition, pourtant pleine de détails, transparaissent dans chaque mouvement. Passerini parvient à rendre ces nuances accessibles, à les rendre « lisibles » pour l’auditeur, tout en restant fidèle aux intentions profondes du compositeur.
Quelques tempi plus lents, choisis avec soin, créent des tensions subtiles et modifient les couleurs habituellement proposées, un choix qui semble parfaitement en écho avec la mise en scène plus sombre et introspective. La complexité de l’œuvre réside dans ses nombreuses nuances, tant pour l’orchestre que pour les chanteurs, et Passerini parvient à en faire ressortir toute la richesse émotionnelle. Une mention particulière aux vents, notamment aux cors, qui ont sublimé les mélodies du maestro italien, apportant des teintes oniriques et une atmosphère de montagne suisse, même si cette dernière reste absente de la mise en scène.
Le chœur, quant à lui, fait preuve d’une remarquable maîtrise, portant avec force le climat de tension qui traverse tout l’ouvrage. Parfaitement en place malgré de nombreux déplacements scéniques et des passages chantés à l’aveugle, dissimulés derrière des draps étendus ou en coulisse, il contribue puissamment à installer cette atmosphère de rêve troublé qui irrigue la production.
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Retrouvez Nadine Sierra en interview ici !
Amina : Nadine Sierra
Elvino : Xabier Anduaga
Le Conte : Rodolfo Fernando Radó
Teresa : Carmen Artaza
Lisa : Sabrina Gárdez
Alessio : Isaac Galán
Le Notaire : Gerardo López
Orchestre symphonique du Gran Teatre del Liceu, dir. Lorenzo Passerini, assisté de Rodrigo de Vera
Chœurs du Gran Teatre del Liceu, dir. Pablo Assante
Mise en scène : Bárbara Lluch
Chorégraphie : Metamorphosis danza (Iratxe Ansa & Igor Bacovich)
Scénographie : Christof Daniel Hetzer
Costumes : Clara Peluffo Valentini
Lumières : Urs Schönebaum
La sonnambula
Opéra en 2 actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créé à Milan le 6 mars 1831.
Barcelone, Gran Teatre del Liceu, représentation du mardi 22 avril 2025.