Salome inaugure triomphalement le 87e Festival du Maggio Musicale : une magnifique réussite pour Emma Dante, Alexander Soddy et Lidia Fridman.
« Oh non, pas encore des marionnettes ! » entend-on s’exclamer à l’ouverture du rideau, avant même que la musique ne commence : sur scène, en effet, six mimes/danseurs en armure blanche et décorations bleues, comme sur certaines céramiques méridionales, reproduisent les mouvements de marionnettes siciliennes. C’est ainsi que commence la Salomé d’Emma Dante, dont aucun détail n’échappe à la signature stylistique de la metteuse en scène palermitaine, qui imprime sa marque personnelle et inimitable à tous les spectacles qu’elle met en scène. Elle réussit ici à créer un spectacle tout à fait convaincant, séduisant le public venu nombreux, certains spectateurs assistant à l’opéra, pour cette dernière représentation du titre inaugural du 87e Festival Maggio Musicale, pour la deuxième ou troisième fois m’a-t-on dit.
Cinq ans après Carmen à la Scala, Emma Dante abordait Strauss avec Feuersnot à Palerme. L’univers visuel de la metteuse en scène, qui fait ses débuts au festival florentin, ne recrée pas l’opulence décadente et orientalisante du décor de Wilde/Strauss : il s’agit d’un regard onirique sur une intrigue qui se déroule dans le bois sacré de Bomarzo[i], avec le visage de pierre de l’ogre dont la bouche béante sert d’entrée à la citerne de Jochanaan, mais aussi à la prison des esclaves d’Hérode qui observent la scène à travers les yeux du masque.
Emma Dante met en scène l’éternelle histoire de la violence des hommes à l’égard des femmes, objets de la convoitise du tétrarque, des esclaves ou de sa belle-fille Salomé, elle-même victime et bourreau. Les hommes sont soit des soldats indiscernables sous leur armure, soit des juifs engagés dans de vaines querelles théologiques.
Ce n’est que dans le finale que la scène conçue par Carmine Maringola bascule vers un monde plus abstrait : pendant le monologue nécrophile de Salomé, des linges tachés de sang descendent d’en haut, puis des « lianes » noires qui rappellent les très longues dreadlocks noires du prophète, utilisées par les soldats comme des cordes pour le maintenir au sol. Sur scène, on ne voit que la table du banquet d’Hérode et de sa femme, avec un étalage baroque de têtes d’animaux (bœuf, porc, espadon… images préfigurant presque la tête du prophète). La nappe est du même tissu que les somptueuses robes du couple (costumes conçus par Vanessa Sannino), un riche brocart rouge, de la même couleur que la robe de Salomé. Hérode et Hérodiade participent également au banquet et, avec leur image de Roi et Reine de cartes à jouer, confirment la dimension féerique de la lecture scénique proposée (le Cunto de li cunti – ou Pentomerone – de Giambattista Basile n’est jamais très loin…). La Danse des sept voiles est résolue de manière efficace : Salomé – au physique de mannequin de Lidia Fridman – est le pistil d’une fleur dont les pétales sont les voiles agités par six danseuses dans une chorégraphie signée Silvia Giuffré qui allie sensualité et violence masculine sur les six femmes esclaves. Symptomatique est le choix de faire porter la tête coupée par Hérodiade tandis que la mort de Salomé étranglée par les tresses du prophète conduit à un finale d’un grand impact confirmant l’infaillible sens théâtral de Dante.
Entre les mains d’Alexander Soddy, l’extraordinaire partition révèle toute son extraordinaire magnificence. Le chef anglais aurait fait ici ses débuts en Italie s’il n’avait auparavant remplacé Christian Thielemann pour le Ring à la Scala, confié au dernier moment à Soddy en alternance avec Simone Young. Soddy, qui pourrait être le nouveau chef principal de l’Orchestra del Maggio après Daniele Gatti, révèle ici aussi sa maîtrise dans la gestion d’un orchestre puissant avec une sonorité tout à la fois lumineuse et luxuriante, mais implacablement agressive, presque tellurique aux moments clés de l’œuvre. La tension dramatique est grande, les changements d’atmosphère sont précis et une grande attention est accordée aux sonorités particulières des différents timbres, dans une musique qui avait choqué le public le 16 mai 1906 au Stadt-Theater de Graz alors que, cinq mois après la première à Dresde, Giacomo Puccini, Gustav Mahler, Arnold Schönberg, Alexander von Zemlinsky, Alban Berg et peut-être même un jeune Adolf Hitler étaient venus écouter Strauss diriger son œuvre : grande en effet était l’attente suscitée par cet opéra « dégénéré » interdit par la censure du Hofoperntheater de Vienne. Aujourd’hui, on mesure mal quel fut l’impact scandaleux de cette création « dissonante », « cacophonique » ; mais Soddy réussit à nous impressionner en mettant en lumière les pages malsaines et incandescentes de ce chef-d’œuvre unique. Il prouve ainsi qu’il compte parmi les meilleurs interprètes du répertoire wagnérien et post-wagnérien.
L’équilibre entre la fosse orchestrale et les voix est également excellent : dans l’interview publiée dans le programme, Soddy souligne le grand défi que représente Salomé pour les interprètes, avec un orchestre qui doit toujours jouer fort : il est par conséquent important de saisir les nombreuses opportunités offertes par la partition pour faire ressortir les voix. Des voix qui, dans cette production florentine, s’avèrent parfaitement adaptées à la tâche. Venue remplacer l’interprète initialement (alors qu’elle s’apprête à chanter Norma le mois prochain à Vienne), Lidia Fridman prouve qu’elle peut affronter la tessiture impossible du rôle-titre grâce à une projection remarquable, un timbre tranchant et un phrasé expressif – tout cela combiné à une présence magnétique sur scène. Le personnage de la jeune femme névrosée perd ses caractéristiques enfantines pour revêtir celles d’une femme prédatrice en réponse aux attentions malsaines de son beau-père. Après quelques prestations pas toujours convaincantes de la chanteuse russo-italienne, celle-ci a mis tout le monde d’accord : les ovations finales à son égard le prouvent !
Il avait été Jochanaan à Naples le mois dernier : à Florence, Brian Mulligan a confirmé la bonne impression qu’il avait faite alors. Ici, la mise en scène lui redonne cette autorité scénique qui lui avait fait défaut au San Carlo. L’Hérode de Nikolai Schukoff et l’Hérodiade d’Anna Maria Chiuri sont très bien définis vocalement et scéniquement, tandis que le Narraboth d’Eric Fennell est un peu décevant. Marvi Monreal dans le rôle du page, Arnold Bezuyen, Mathias Frey, Patrick Vogel, Martin Piskorski et Karl Huml (les Cinq Juifs), William Hernandez, Yaozhou Hou, Frederic Jost, Karl Huml et Davide Sodini complètent cette belle distribution.
Toutes les personnes impliquées reçoivent un accueil de plus chaleureux à l’issue du spectacle, avec des ovations pour la protagoniste et la metteuse en scène.
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[i] Les Jardins de Bomarzo (ou Parc des monstres), se situent dans la province de Viterbe. Ce parc boisé, dominé par le château des Orsini, comporte de nombreux éléments architecturaux plus ou moins extravagants, dont la signification est aujourd’hui encore sujette à discussions.
Salome : Lidia Fridman
Jochanaan : Brian Mulligan
Herodes : Nikolai Schukoff
Herodias : Anna Maria Chiuri
Narraboth : Eric Fennell
Ein Page der Herodias : Marvic Monreal
Fünf Juden : Arnold Bezuyen, Mathias Frey, Patrick Vogel, Martin Piskorski, Karl Huml
Zwei Nazarener : William Hernandez, Yaozhou Hou
Zwei Soldaten : Frederic Jost, Karl Huml
Ein Sklave : Yaozhou Hou
Ein Kappadozier : Davide Sodini
Maggio Musicale Fiorentino Orchestra, dir. Alexander Soddy
Mise en scène : Emma Dante
Chorégraphie : Silvia Giuffrè
Décors : Carmine Maringola
Costumes : Vanessa Sannino
Lumières : Luigi Biondi
Salome
Opéra en un acte de Richard Strauss, livret du compositeur, d’après la traduction allemande par Hedwig Lachmann de la pièce de théâtre Salomé d’Oscar Wilde, créé au au Königliches Opernhaus de Dresde le 9 décembre 1905.
Maggio Musicale Fiorentino, représentation du 27 avril 2025.