Les liens particuliers entre Mozart et Prague ne sont plus à démontrer. Créées à Vienne au printemps 1786, c’est bien dans la capitale de Bohême que ces Noces de Figaro connurent le grand succès quelques mois plus tard. Avec ce spectacle somptueux, d’abord présenté à Brno avant les trois représentations caennaises et une reprise en plein air annoncée fin juin en République tchèque, c’est bien d’un retour aux sources qu’il s’agit. Les protagonistes en sont tchèques et slovaques et Vaclav Luks mène la fête des vingt ans de son Collegium 1704, emportant toute la troupe avec énergie et une grande musicalité.
Rien n’a été laissé au hasard dans cette production haute en couleurs, nous plongeant – avec tous les artifices du théâtre – dans un XVIIIe siècle revisité. La scénographie de Pavel Svoboda, clairement inspirée du théâtre baroque, est virtuose, ne laissant aucun temps mort, facilitant, par des changements à vue, l’extrême fluidité des enchainements dramatiques, donnant aux apartés une vraie efficience théâtrale, ce qui n’est plus si fréquent.
Nuages d’où descendent les décors des pièces bleues (un peu trop souvent d’ailleurs, particulièrement dans la première partie), tables et chaises montées sur roulettes permettant de joyeuses trouvailles scéniques, jardin du 4e acte fait d’arbres et de statues mobiles : tout prend sens dans le chatoiement des costumes imaginés par Alexandra Gruskova et les lumières particulièrement travaillées par Daniel Tesar.
L’invention conjointe de toute l’équipe et du metteur en scène Jiří Heřman nous tient en haleine et s’accorde parfaitement à la folie de cette journée de noces. Tout juste peut-on regretter parfois un trop plein d’idées lorsque les jeux de scène phagocytent la musique, ici en la soulignant inutilement comme avec ces hochements de tête en mesure, là en gâchant le moment le plus mélancolique de la partition par un total contre-sens lorsque l’air ouvrant le dernier acte est chanté par une Barberine en train de se faire lutiner sans en être effarouchée. Et la scène du premier acte où Marceline se voit imposer un clystère était-elle bien nécessaire, d’autant que les figurants se bouchant ostensiblement le nez ne font qu’en rajouter ? Il est vrai que souligner les côtés paillards n’aurait sans doute pas déplu à Mozart. Le compositeur aimait aussi une vulgarité revendiquée dans sa correspondance, allant jusqu’à composer un canon à ne pas mettre entre toutes les oreilles (« Leck mich im Arsch ! », « Embrasse-moi le cul ! » Kv 231).
Il y a de la sensualité et de la grivoiserie, de l’érotisme et de l’humour dans cette action frénétique qui n’oublie pas de nous faire rire dans les moments directement venus de l’opéra bouffe. Du théâtre donc, avec de belles images. Ici, aucune relecture contemporaine mais une volonté de suivre partition et didascalies avec une joyeuse inventivité – parfois légèrement surchargée, comme dans l’air de Chérubin, un « Non so piu » devenu trop explicite.
Une fois n’est pas coutume, la danse est de la partie, avec de vraies réussites (la chorégraphie est signée Marek Svobodník). Quelle bonne idée que de chorégraphier la musique nuptiale qui clôt le troisième acte comme de faire danser sur l’ouverture puis sur l’air de Figaro « Se vuol ballare », ce qui donne sens au texte. Basilio devient un inénarrable Maître de ballet campé par Ondřej Koplík, au costume et aux mimiques évoquant subtilement Monsieur Triquet d’Eugène Onéguine de Tchaikovsky.
La direction de Vaclav Luks est colorée et contrastée. Son Collegium 1704 séduit par ses sonorités (particulièrement du côté de la petite harmonie) et son engagement. Le délirant finale du deuxième acte est conduit de façon magistrale. Le chef sait aussi ménager des temps suspendus comme au moment de la reprise du « Dove sono » de la Comtesse (un des grands moments musicaux du spectacle, où la voix de Simona Šaturová s’épanouissait avec bonheur) ou de la stupéfaction du Comte lorsqu’il s’aperçoit de sa totale méprise à la toute fin de l’œuvre.
Reste que le premier duo Figaro-Suzanne est pris avec retenue (trop?) alors que le duo Suzanne-la Comtesse du troisième acte, le si poétique « Sull’aria », est bien rapide. S’il y eut de très rares et mini décalages avec la scène, c’est ailleurs qu’une légère frustration se faisait sentir : l’accompagnement des récitatifs au pianoforte demanderait plus d’invention et d’originalité.
Musicalement, le plateau est d’une rare homogénéité. Les seconds rôles sont aussi bien campés que chantés, avec un petit bémol pour la Marceline de Jana Hrochová à la voix légèrement en retrait. La production a d’ailleurs la curieuse idée de la transformer, dans le dernier acte d’un jardin de tous les fantasmes, en femme en chaleur affublée d’un déshabillé peu seyant. Elle sut toutefois mettre en valeur son air « Il capro e la capretta » (Bouc et chèvre) si rarement donné, que Vaclav Luks eut la bonne idée d’insérer. Tout comme il inséra, juste après, un rare air de Basile, « À l’âge où l’on fait peu usage de la raison ». Ce fut pour Ondřej Koplík l’occasion de se faire remarquer doublement : par son interprétation et le fait qu’il était alors quasiment mué en drag-queen violette.
Le Don Curzio de Marek Zihla a su se distinguer dans le grand ensemble du troisième acte par sa limpide prononciation. L’Antonio d’ Ales Janiga a la veine comique nécessaire au jardinier ivrogne et sa fille Barbarine est ici bien plus délurée que timide, dans le beau timbre d’Helena Hozová. Le Bartolo de Jan Šťáva ne dépare pas cette joyeuse galerie de portraits. Et le Chérubin de Václava Krejčí Housková, virevoltant comme il se doit, rend le personnage particulièrement crédible et nous touche particulièrement dans un « Voi che sapete » enjôleur.
La Comtesse de Simona Šaturová est d’une rare élégance, tant dans le maintien que dans la voix au timbre velouté. Au cœur de ce quatuor endiablé qui mène la danse, elle est d’une mélancolie diaphane plus que d’une aura capiteuse.
Seul italien de la distribution, habitué du rôle de Figaro comme de la complicité avec Vaclav Luks, Luigi De Donato, en prise de rôle, campe ici un Comte qui donne au personnage une vraie complexité . Sa voix profonde et ductile impose une présence, une stature qui n’est pas tout d’une pièce. Arrogant et fragile, ce Comte-là n’est pas un aristocrate hautain, mais un homme qui se trouve confronté à ses désirs, doutes et fragilités.
Le Figaro de Roman Hoza est quant à lui virevoltant, parfaitement crédible, d’une jeunesse vocale irrésistible, formant un couple idéal avec sa Suzanne. Et une fois encore, Les Noces furent celles de Suzanne, mais avec une tout autre caractérisation que celle entendue le mois dernier à Paris avec Nikola Hillebrand . Ici, le jeu naturel de Doubravka Novotná, sa voix qui ne cesse de prendre de l’ampleur au fil de la soirée dessinèrent une Suzanne joyeuse, entreprenante, espiègle, qui fit de son grand air des marronniers – le célèbre « Deh vieni, non tardar » – un très grand moment… malheureusement gâté par un jeu de scène envahissant de quelques filles en petite tenue.
En dehors de ces quelques moments inutilement surchargés, le spectacle fut mené de main de maître, offrant des instants magiques, une rare fluidité et un vrai bonheur musical . Avec l’envie de retrouver ces interprètes venus de Bohême et nous faisant revenir aux sources mozartiennes ! Avis aux amateurs : le spectacle sera repris au Festival Smetana de Litomyšl en République tchèque les 20 et 21 juin prochains, une très riche manifestation au cours de laquelle les amateurs d’art lyrique pourront aussi applaudir la Manon Lescaut de Puccini et un récital Corinne Winters/Pavel Černoch, une soirée de mélodies el lieder Gerard Finley ou encore Le Roi David d’Honegger. Pour plus d’informations, c’est ici !
Figaro : Roman Hoza
Suzanne : Doubravka Novotná
Le Comte Almaviva : Luigi De Donato
La Comtesse : Simona Šaturová
Cherubino : Václava Krejčí Housková
Marcellina : Jana Hrochová
Bartolo : Jan Šťáva
Basilio : Ondřej Koplík
Don Curzio : Marek Zihla
Barbarina : Helena Hozová
Antonio : Ales Janiga
Collegium 1704 (Chef de choeur Pavel Koňárek), dir. Václav Luks
Mise en scène : Jiří Heřman
Dramaturgie :Patricie Částková
Chorégraphie : Marek Svobodník
Décors : Pavel Svoboda
Costumes : Alexandra Grusková
Lumières : Daniel Tesař
Le nozze di Figaro
Opera buffa en quatre actes de W.A Mozart, livret de Lorenzo da Ponte d’après Beaumarchais, créé à Vienne en 1786
Théâtre de Caen, représentation du 25 avril 2025.