Récital Julia Lezhneva
Pour les 150 ans de la mythique salle dorée, le Musikverein de Vienne, la Gesellschaft der Musikfreunde a mis les petits plats dans les grands… comme toujours. (1) La lourde et luxueuse brochure de près de 200 pages proposant les concerts d’abonnement de la saison 2019-2020 en est un sésame. Durant toute l’année, les plus grands chefs, interprètes et orchestres se succèdent d’un jour à l’autre. Et en mai, le MUSIKverein FESTival WIEN 2020 le prouvera de façon insolente : les Wiener Philharmoniker et les Symphoniker bien sûr, mais aussi les Berliner, le Concertgebouw, avec Petrenko, Nelsons, Chung, Jordan, Rhorer et tant de quatuors, de solistes, dont les Capuçon ou… Barenboïm omniprésent.
La seule semaine du 10 février permettait déjà d’entendre L’Orchestre de chambre de Bâle et Giovanni Antonini dans un programme de symphonies de Haydn ; le Concentus Musicus toujours bien vivant chez eux avec Biber, Telemann et Bach ; le violoniste Nicolas Znaider et le pianiste Rudolf Buchbinder fêtant Beethoven ; la soprano Patricia Petitbon accompagnée par Susan Manoff pour des mélodies de Barber, Fauré et Poulenc ; et donc le mercredi 12, Julia Lezhneva accompagnée de l’Orchestre Baroque de Venise, non pas dirigé par Andrea Marcon, souffrant, mais, depuis le clavecin, par Andrea Buccarella.
Abondance de biens musicaux ne nuit pas ! J’attendais ce concert avec une grande curiosité pour plus d’une raison : entendre des instruments baroques dans cette salle si particulière, entendre en concert cet orchestre aux somptueux enregistrements, mais aussi écouter « la » Lezhneva. Les deux premières attentes furent comblées, particulièrement avec le concerto Il Gardellino de Vivaldi joué avec un brio et une musicalité stupéfiante par Anna Fusek qui, comme souvent, troquait alors son violon (avec lequel elle assurait le reste du concert avec ses sept autres comparses) pour la flûte à bec. Le succès fut immense. Celui du concerto pour deux violoncelles le fut un peu moins, malgré la virtuosité de Massimo Raccanelli et de Federico Toffano. Les différences de timbre des deux instruments, le jeu moins évident de Toffano – un peu plus aigre que son collègue – y étaient pour beaucoup. Quant à l’orchestre, dans chaque pièce instrumentale, comme dans l’accompagnement des airs, il fut imparable de justesse, d’articulation, dans sa façon engagée et enthousiasmante de jouer ensemble : « musizieren » comme disent les autrichiens. Leur complicité est plus que rôdée et tutoie l’excellence.
Mais la plus grande surprise, les plus belles des émotions venaient, ce soir là, de la voix de Julia Lezhneva. En effet, l’enregistrement, dès ses débuts au disque en 2012 avec Il Giardino Armonico, nous faisait entendre une vocalità et des vocalises impressionnantes (2) Mais il y avait alors comme un manque indéfinissable qui pouvait laisser à distance par une certaine froideur. Dans l’écrin du Musikverein, tout cela s’oubliait, tant la voix a mûri, changé, s’est élargie en gagnant une ampleur, des graves – une profondeur que les airs interprétés nous offraient sur un plateau doré. Dans ce programme d’airs que la soprano interprète depuis de nombreuses années (3) et que l’on pouvait craindre érodé par le temps, la première des surprises fut l’incarnation par une artiste toujours souriante et manifestement heureuse d’être là. Dans la première partie, Lezhneva, parée d’une sublime robe longue blanche aux couleurs de fleurs printanières, nous subjuguait d’emblée par cette virtuosité qui est sa première carte de visite. Elle ne s’en départit jamais tout au long de la soirée et laissa plus d’une fois le public sidéré et enflammé : comment peut-on offrir un tel feu d’artifice, si ce n’est au prix d’un travail toujours renouvelé, approfondi, totalement maîtrisé ? Ses Vivaldi (tirés de Griselda et Bajazet) et plus encore ses Haendel (deux extraits d’Alessandro) résonnaient comme un défi déjoué par une aisance naturelle.
Julia Lezhneva, « Lascia la spina »
La deuxième partie nous la rendait, dans une robe rouge écarlate, encore plus majestueuse de ton, les couleurs de la voix encore plus chaudes. Et le plus bouleversant était alors à venir, avec ces airs de Graun et Haendel, dont un « Lascia la spina » d’anthologie. Car c’est bien dans les moments mélancoliques que Julia Lezhneva nous faisait chavirer dans un univers onirique, poétique, en apesanteur. Trois bis couronnaient le concert, dont le fameux air « Son qual nave » de Riccardo Broschi, où la virtuosité se teintait d’émotion. Ici, rien à voir avec l’interprétation d’une Cecilia Bartoli, faite de bravoure et d’insolence ; mais un dégradé subtil de vocalises colorées qui fusent avec naturel. La tendresse et le bonheur de chanter incarnés dans la voix en majesté de « la » Lezhneva.
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(1) https://www.musikverein.at/dossier
(2) avec Vivaldi, Haendel, Porpora et Mozart au programme.
(3) Il faut écouter ses récitals Haendel et Graun (tous parus chez Decca)