Streaming – PARLEZ-MOI D’AMOUR ! le récital online de la mezzo Marina Viotti et du guitariste Gabriel Bianco
Crédits photos : captures d’écran
Digital Concert : Marina Viotti & Gabriel Bianco – ¿Porque Existe Otro Querer?
Livrés à eux-mêmes pendant le premier confinement, les artistes ne se sont pas alanguis. Certains.e.s ont même imaginé des concepts pare-feu à la fermeture des lieux culturels. Le « Digital concert » de la mezzo soprano Marina Viotti et du guitariste Gabriel Bianco témoigne avec panache et originalité de leur vitalité. Enregistrer-filmer une présentation (en anglais, en allemand) de leur récital … au pied d’un silo, puis un récital en intérieur est une généreuse initiative à l’intention des publics en disette de spectacles. Dans des arrangements musicaux avec guitare, les chansons et mélodies francophones ou espagnoles s’entrechoquent pour mieux parler d’amour.
https://www.youtube.com/watch?v=PdeJ2575qdQ
Deux interprètes complices
L’itinéraire plein de liberté qu’empruntent les deux artistes est l’atout de ce récital, spontanément présenté par les artistes et un journaliste allemand. À l’instar du cadre familier de la pièce où la caméra les enregistre ensuite, la sobriété scénique n’est pas synonyme d’économie. Car chaque interprète est un.e musicien.ne accompli.e. Découverte en 2015 sur la scène des Opéras de Lausanne et de Dresde, récente Rosina du Barbiere à l’Opéra du Rhin (2018), Marina Viotti est une mezzo soprano talentueuse, dont Premiere-loge a récemment livré une passionnante interview.
Au gré du récital, le velours et le grain charnu de sa voix se déploie avec flexibilité tandis que le naturel imprime tout style abordé. Sa spécificité réside dans la manière de distiller les mots d’amour avec toute la sensibilité d’une femme (Historia de un amore, Siete canciones populares) et l’intelligence d’une ex étudiante en littérature
et philosophie (mélodies de Fauré, poème de Ferré). On pense à d’autres diseuses de la chanson, telle l’espagnole Luz Casal, telle Juliette Greco lorsqu’elle susurrait « Votre voix aux sons caressants / Qui le murmure en frémissant » (Parlez-moi d’amour). Ayant aussi pratiqué le jazz, l’interprète ne se fourvoie pas dans le répertoire chansonnier, à la différence de quantité de chanteuses lyriques ayant flirté avec la chanson ou le gospel … Elle manie le sublime ou la gouaille à bon escient.
En complicité avec la chanteuse, le guitariste Gabriel Bianco fait jeu égal lorsque la musique l’y convie (les pièces de Fauré, de Falla, Rossini), d’autant qu’il signe certains arrangements des versions originales avec piano. C’est également un virtuose que l’on applaudit lors de deux pièces solistes.
Si le Fandango de Federico Moreno Torroba (1891-1982), compositeur madrilène de zarzuela, invite à la danse, la transcription de la Gnossienne n° 1 d’Erik Satie (signée du guitariste Roland Diaz) est une pause contemplative bienvenue. Cependant, le bref passage des sirènes de police en bruit de fond nous ramène à la triste réalité de la crise sanitaire … et estampille ce récital [d’une certaine manière].
Cancione d’amour en su casa
À l’exception des mélodies de Fauré, le fil d’Ariane du récital est le chant populaire sur la thématique amoureuse dans ses spécificités de langue et de couleur méditerranéennes. La culture hispanique à l’honneur nous fait voyager d’Andalousie (de Falla) jusqu’à Cuba avec un titre incontournable des mythiques Buena Vista Social Club. La culture francophone emprunte les chemins buissonniers, de Fauré jusqu’à Ferré ou Brel. Et le bis (comme au concert !) renoue avec les danses pour guitare solo : c’est la célèbre Danza tarentella de G. Rossini (transcrite pour voix et guitare), un bis napolitain que les vedettes internationales ont popularisé, de Caruso à Cecila Bartoli.
Comment percevons-nous ce décloisonnement ou cette hétérogénéité ? Sans même les penser comme tels ! Car cette prégnance de chansons (dites) populaires prend toute sa place depuis le cadre familier des artistes – une pièce sans fioriture, à la manière des expos du photojournalisme (Vincent Goutal à Cuba) – et ce, vers notre propre cadre quotidien. L’esthétique du clip est étrangère à cette modeste captation d’une caméra immobile braquée sur les artistes assis, concentrés, enchaînant les pièces dans la temporalité du concert live.
En outre, chansonner l’amour est sans frontières, ni spatiales ni esthétiques. La preuve ? La sensualité du poète de Fauré (Armand Silvestre signant Après un rêve ou Chanson d’amour) brûle de feux analogues à ceux de la chanson espagnole (Historia de un amore). De même, la nostalgie désabusée des Berceaux de Fauré (poésie de Sully Prudhomme) rejoint celle qui hante La Chanson des vieux amants de Jacques Brel. Pour ces deux titres, l’émotion prend peu à peu un tour dramatique exacerbé que les interprètes restituent pleinement.
Les must d’Espagne, de Cuba et de France
On peut aussi considérer ce récital comme une mini odyssée qui partirait d’Après un rêve de Fauré (1877) pour embarquer « Le long du quai, les grands vaisseaux » des Berceaux (1884). Différemment de la maîtrise policée qu’affiche la sublime Véronique Gens dans le style fauréen (CD Nuits, Alpha Classics, 2020), Marina Viotti sculpte nuances et couleurs, s’appuie sur certaines consonnes, plonge sans emphase vers des graves somptueux.
Dans les atours rouge et noir d’une robe sévillane, la mezzo nous promène ensuite sur les routes des provinces ibériques avec le cycle des Siete Canciones populares españolas de Manuel de Falla (1914). Plutôt que le piano accompagnateur, la guitare semble l’instrument identitaire, familier du jeu rasgueado (l’arrangement est sans doute signé de Miguel Llobet). Le frémissement rythmé de la première cancione (El paño moruno) cède la place au mordant des vocalices de la seconde, Seguidilla murciana. Asturiana, sorte d’ondoyante lamentation, est ensuite balayée par le feu des trois dernières, sous l’égide de la danse. Si les rythmes chahutés de la Jota nous bousculent avec toute l’âpreté aragonaise, les ornements vocaux détempérés de Nana sont autant de caresses sur la ligne lascive d’une berceuse. Habitée par le duende du flamenco, la chanteuse quitte sa chaise et se dresse pour interprèter le Polo, quitte à délaisser le “beau chant” lors des imprécations. Ce que d’autres chanteuses, cependant géniales, n’osent pas, telle l’inoubliable Victoria de Los Angeles, dirigée par José Pons (CD Harmonia Mundi). Quant à l’escapade cubaine – Dos gardenias para ti ? – l’alternance de velouté et de gouaille se savoure sans modération.
Sur les chemins de France et de Belgique, l’imprécation ou la gouaille ne sont pas en reste. Dans La Vie d’artiste (1950) de Léo Ferré, la rupture amoureuse sur fond de bohème se conte en mode parlé, posé sur la trame instrumentale. Ferré procédait de même en s’accompagnant au piano (label Chant du monde, 1954). Dans la bouche de Marina Viotti, le « Que je m’en fiche ! » résonne avec une véhémence altière. En revanche, l’interprète prend plus de distance avec La Chanson des vieux amants (1967), que Jacques Brel a co-composée avec son pianiste Gérard Jouannest. Après l’émouvant refrain, une harmonique aigüe à la guitare suspend le temps … celui de « Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour ».
Pour conclure, pourrait-on suggérer aux artistes de proposer ce récital dans un lieu public pour que le partage s’opère en temps réel ? et que leur talent soit rémunéré ! Un centre culturel, une ambassade, un musée ou un salle intime de concert seraient sans doute des lieux appropriés puisque le confinement se profile ! Oserons-nous enfin une suggestion à l’adresse des impresarii … qu’attendez-vous pour programmer Marina Viotti dans les Siete canciones populares orchestrées par Luciano Berio (pour Cathy Berberian en 1978) ?
Marina Viotti mezzo soprano
Gabriel Bianco guitare
Digital concert de Marina Viotti (mezzo soprano) et de Gabriel Bianco (guitare), 24 aout 2020
- Chanson francophone (Ferré, Brel), espagnole (Historia de un amore), cubaine (Dos gardenias)
- Mélodies de G. Fauré : Après un rêve (op. 7, n° 1), Automne (op. 18, n°3), Chanson d’amour ( op. 27, n°1 ), Les Berceaux (op. 23, n°1)
- Siete Canciones populares españolas de M. de Falla
- Pièces pour guitare de F. M. Torroba, d’E. Satie (transcription)
- Rossini, La Danza