En juin dernier, Jeanne Gérard avait créé la surprise à l’Opéra de Nice en parant la Sophie de Werther d’accents plus lyriques et moins acidulés que ceux habituellement entendus dans le rôle. Nous retrouvons la jeune soprano dans la cour de Guise des Archives Nationales (dans le cadre du Festival européen Jeunes Talents) pour un récital (presque) exclusivement américain, et cette excellente impression se confirme : la voix, aux harmoniques riches, est superbement colorée, avec notamment une assise dans le médium et une projection aisée qui devraient a priori pouvoir permettre à la chanteuse de s’orienter, progressivement, vers des emplois plus lyriques. La diction est parfaitement claire et permet de ne pas perdre un mot des textes, d’autant que Jeanne Gérard dispose d’une licence d’anglais et a étudié à la Manhattan School of Music, où elle a obtenu son Master de chant lyrique. Surtout, la chanteuse maîtrise déjà remarquablement le difficile art du récital, où il s’agit de capter l’attention des auditeurs pendant une heure sans recourir à une quelconque dramaturgie ; ce à quoi l’interprète parvient aisément grâce, outre une constante attention portée aux mots, une physionomie et un regard très expressifs, ainsi qu’un vrai talent pour donner à chaque pièce sa couleur propre, de la sensualité ravageuse d’« Animal passion » (Jake Heggie) à l’humour de « By Strauss » ou « Vodka » (Gershwin), de l’amour brûlant de « Ah, Love, but a day ! » (Beach) au lyrisme enjoué de « I feel pretty » (Bernstein)…
La variété des titres interprétés, qui font judicieusement alterner certains standards avec quelques pièces plus rarement entendues, est aussi l’une des clés de la réussite du récital : le programme nous permet de (re)découvrir la musique vocale américaine du XXe siècle (qui reste encore, nous semble-t-il, trop peu souvent interprétée en France), de la compositrice Amy Beach (1867-1944) aux compositeurs contemporains Jake Heggie ou Jeanine Tesori (tous deux nés né en 1961).
Autre raison expliquant sans aucun doute la très belle réussite de ce concert : la formation choisie pour accompagner la chanteuse. À l’indispensable piano (impeccable Alexander Ullman, qui ouvre le concert par un « Summer » extrait des Seasons de John Cage empreint de délicatesse et de poésie) se joint en effet le Quatuor Agate ; les violons d’Adrien Jurkovic et Thomas Descamps, l’alto de Raphaël Pagnon, le violoncelle de Simon Iachemet mêlent ainsi leurs chants à celui de Jeanne Gérard, pour créer in fine un univers musical plein d’originalité et de poésie. Le Quatuor Agate est également intervenu seul, délivrant une interprétation particulièrement réussie de l’adorable Lullaby de Gershwin, mettant en lumière toute la légèreté et la tendresse de cette berceuse.
Les artistes sont salués avec enthousiasme par un public conquis, et offrent deux bis : un Michel Legrand, « le plus américain des musiciens français » pour reprendre les termes de la chanteuse, et surtout un très drôle « Tale of the oyster » de Cole Porter, auquel chaque instrumentiste prête ponctuellement son concours vocal avec un humour désopilant, témoignant de la belle complicité unissant les six artistes.
Espérons que Jeanne Gérard, Alexander Ullman et le Quatuor Agate trouveront d’autres occasions de proposer ce programme original, intéressant et superbement interprété. Ils le méritent amplement !
Jeanne Gérard soprano
Alexander Ullman piano
QUATUOR AGATE
Adrien Jurkovic, Thomas Descamps violon
Raphaël Pagnon alto
Simon Iachenet Violoncelle
John Cage
Summer
Jake Heggie
Animal Passion
Amy Beach
Ah, Love, but a day!
Samuel Barber
Sure on this shining night
Aaron Copland
Laurie’s song
George Gershwin
Lullaby ; By Strauss ; Vodka
Meredith Wilson
Till there was you
Leonard Bernstein
I feel pretty ; Somewhere
Cole Porter
The tale of the oyster ; So in love
Stephen Sondheim
Send in the clowns
Concert du vendredi 9 juillet, Cour de Guise, Archives Nationales