La première qualité du concert proposé par Marie Perbost, Chantal Santon-Jeffery et Florent Albrecht aux Bouffes du Nord réside sans aucun doute dans la conception du programme. Le fil conducteur en est le compositeur irlandais John Field (1782-1837), dont on disait que le chant émanant de son pianoforte égalait en beauté et en émotion celui d’une cantatrice belcantiste. Quelle belle idée que de mettre cette affirmation à l’épreuve du concert, en faisant se côtoyer plusieurs Nocturnes de Field avec diverses pièces vocales composées de son vivant (à l’exception de « Es muss ein Wunderbares sein » de Liszt, composé en 1852) ! Autre motif de satisfaction : les morceaux programmés font judicieusement alterner certaines pages bien connues (le « Gretchen am Spinnrade » de Schubert, le duo Norma/Adalgisa,…)
avec d’autres bien plus rares, telle la cantate Egle ed Irene de Rossini (1814), qui fournira au compositeur, deux ans plus tard, le motif du « Dolce nodo avventurato » dans Le Barbier de Séville.
Éclairé avec délicatesse, le spectacle, dans une semi-pénombre poétique, semble redonner vie à trois artistes disparus du premier romantisme, et l’on a plus d’une fois l’impression de se trouver subitement plongé dans l’intimité d’un salon musical des années 1820-1830.
Jouant sur un Streicher de 1834, Florent Albrecht dégage toute la poésie quasi bellinienne que recèlent les Nocturnes de Field, dont on retient moins la virtuosité (au demeurant jamais ostentatoire) que le délicat cantabile et le lyrisme tendre qui l’apparentent aussi bien à Chopin qu’au compositeur catanais. Si la finesse du jeu de Florent Albrecht et son expressivité servent au mieux les pièces de John Field, le pianiste se révèle être également un allié précieux pour les deux chanteuses participant au concert : mieux qu’un accompagnateur, un complice qui dialogue avec elles et contribue pleinement à l’émotion que dégagent les pages vocales interprétées au cours de la soirée.
Deux sopranos, donc, mais aux timbres bien différents : plus sombre, plus cuivré, plus dramatique (plus « Giuditta Pasta » ?) pour Chantal Santon-Jeffery – ce qui n’empêche nullement la chanteuse de délivrer un « Oh quand je dors » de Liszt raffiné et nuancé ; plus frais et juvénile (plus « Giulia Grisi »?) pour Marie Perbost, qui possède néanmoins une superbe projection vocale (avec des aigus lumineux), mais aussi un médium et un grave solides : dans le « Mira, o Norma » de Bellini, elle chante la ligne vocale grave (comme dans le Desdichado de Saint-Saëns donné en bis), celle d’Adalgise – conformément sans doute au format vocal de la créatrice du rôle, Giulia Grisi, qui créa également la Giulietta des Capuleti ou la Norina de Don Pasquale, et dont la voix devait probablement être assez éloignée des mezzos puissants et poitrinants longtemps distribués dans le rôle.
Une soirée émouvante et originale, accueillie très chaleureusement par un public particulièrement attentif…
Pour mieux connaître l’œuvre de John Field, écoutez le CD Nocturnes que vient de faire paraître Florent Albrecht aux Éditions Hortus !
Marie Perbost et Chantal Santon-Jeffery, sopranos
Florent Albrecht, pianoforte
Bel(s) canto(s)
Œuvres de Field, Liszt, Schubert, Rossini, Bellini, Saint-Saëns.
Concert du lundi 17 janvier 2022, Théâtre des Bouffes du Nord (Paris)