Ce concert était précédé d’une réputation flatteuse, Annick Massis ayant déjà interprété La Voix humaine avec succès à Florence en 2016, puis à Toulouse en 2020. Nous nous attendions donc à passer une fort belle soirée musicale… mais certainement pas à ce sommet d’émotion pure.
Comme à Toulouse, le concert s’ouvre, curieusement, par la longue plainte finale de l’Amina bellinienne : mise en situation dramatique si ce n’est musicale avant le drame lyrique de Poulenc – et rappel, en forme de clin d’œil, de la glorieuse carrière belcantiste de la soprano française. Le public retient son souffle : ce « Ah ! non credea » est tout simplement l’un des plus beaux que nous ayons jamais entendu chanter par Annick Massis. Maîtrise absolue du souffle, ductilité de la ligne, variété infinie des nuances, émotion : les spectateurs, incrédules, ont à peine le temps d’ovationner la chanteuse qu’Amina laisse la place à « Elle ». Du reste, peut-être s’agit-il d’une seule et même personne, le bouquet de fleurs jeté sur le canapé pouvant laisser croire que nous nous trouvons dans l’appartement d’une diva, rentrée chez elle après un concert, et confrontée au drame amoureux qui la frappe et à sa solitude.
Habitués que nous sommes à entendre la partition de Poulenc servie par des voix larges, d’essence lyrique, parfois aux frontières du mezzo (citons deux des dernières titulaires du rôle dans des productions scéniques à Paris : Jessye Norman au Châtelet en 2002, ou Anna Caterina Antonacci à l’Opéra-Comique en 2013), nous en avions oublié que des timbres plus légers pouvaient y faire merveille, avant que Patricia Petibon, puis Anne-Catherine Gillet (avant bientôt Patrizia Ciofi) ne nous le rappellent, dans le spectacle imaginé par Olivier Py et proposé au Théâtre des Champs-Élysées, à l’Opéra de Bordeaux puis (bientôt) à celui de Saint-Étienne. C’est dans cette mouvance que s’inscrit Annick Massis, qui livre ici une lecture du chef-d’œuvre de Poulenc absolument étonnante, vrai petit miracle de musicalité et de théâtralité.
La chanteuse, se produisant dans une petite salle (la salle Gaveau) et ayant choisi la version de l’œuvre pour piano (bravo à Antoine Palloc pour son accompagnement juste, évocateur, émouvant !), peut se permettre de ne jamais forcer la voix, préservant ainsi le caractère éminemment intime de ce drame.
L’effet produit est celui d’un naturel absolu, Annick Massis donnant plus l’impression de parler que de chanter, d’autant que sa diction est d’une absolue perfection, aucun mot, aucune syllabe n’échappant aux spectateurs. Pourtant, c’est bien de chant qu’il s’agit : jamais la soprano ne recourt à la voix parlée, ni ne se réfugie dans un quelconque parlando. La partition de Poulenc est respectée dans ses moindres détails, et l’émotion dramatique que suscite l’interprète naît de moyens exclusivement musicaux. Cette interprétation pleine de douceur et de tendresse donne l’impression d’une femme constamment sur la réserve ou sur le qui-vive, cherchant par tous les moyens à ne pas heurter, froisser son interlocuteur, à ne pas rompre, par une parole maladroite, un mot déplacé, le dernier lien qui l’attache encore à lui. Dans ce contexte, les quelques élans puissamment lyriques qui ponctuent ce monologue (dont le célèbre « Je devenais folle ! », ou le déchirant « Je t’aime » final) tétanisent et bouleversent, comme s’ils mettaient subitement à jour l’état de désespoir dans lequel se trouve la femme, malgré tous les efforts accomplis pour dissimuler et donner le change.
Le public, bouleversé, déverse un déluge d’applaudissements sur une Annick Massis qui met quelques secondes à quitter son personnage, et se montre très émue de l’accueil qui lui est réservé. Pas de doute, la soprano française, qui était ce soir dans une forme vocale éblouissante, a offert à la salle Gaveau l’un des plus beaux et des plus émouvants Instants Lyriques de la saison.
ANNICK MASSIS, soprano
ANTOINE PALLOC, piano
La Voix humaine
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc (1899-1963) créée le 6 février 1959 salle Favart à Paris d’après un monologue théâtral de Jean Cocteau
Salle Gaveau, Paris
Récital du mardi 15 février 2022, 20h30