Soirée presque entièrement italienne entre Rossini et Verdi
Deux artistes d’exception pour un récital à la fois très professionnel et très généreux
Si les salles d’opéra se remplissent à nouveau, gentiment quand même, l’effet covid ne semble pas avoir fini d’affecter la vie musicale parisienne, du moins pour ce qui est des concerts et récitals. En effet, c’est devant une Salle Gaveau clairsemée qu’a été donné le récital réunissant les ténors Lawrence Brownlee et Levy Sekgapane autour du piano d’Antoine Palloc, dans le cadre des soirées de L’Instant Lyrique . Et c’est bien dommage, puisque c’est à un récital à la fois très professionnel et très généreux que nous convient ces deux artistes d’exception.
Le premier est un vétéran, depuis une dizaine d’années, de l’Opéra national de Paris où il s’est illustré surtout dans Rossini (Lindoro de L’italiana in Algeri, Almaviva du Barbiere di Siviglia, Ramiro de La Cenerentola) mais aussi dans Ernesto du Don Pasquale donizettien. Cependant, il ne s’est que très peu produit en concert, sauf pour une seule et unique incursion au Théâtre des Champs-Élysées, au printemps 2017, aux côtés d’Aida Garifullina, la soirée avec Michael Spyres de janvier 2021, dans ces mêmes lieux, ayant été annulée pour cause de pandémie. Pour le second, s’il s’agit de ses débuts parisiens, après une furtive apparition à l’Opéra Bastille dans Almaviva en février 2018.
L’intelligibilité du texte est la qualité commune à ces deux artistes
Soirée presque entièrement italienne, sauf pour la deuxième des Soirées musicales rossiniennes, chantée sur des vers en français (différemment de ce qui est annoncé par le programme), sans doute en hommage aux spectateurs de la capitale. Si les six mélodies du début servent probablement aussi à se réchauffer la voix, c’est d’emblée que Levy Sekgapane laisse transparaître l’envie de combler un public qui n’a pas manqué l’occasion de venir l’entendre et qui applaudit même entre les mélodies, suivant une coutume à laquelle il faudra désormais se résoudre. Il donne ainsi vie à ces airs de concert en s’appuyant sur une diction parfaite dans les deux langues – ce qui n’est pas négligeable, le petit dépliant distribué à l’entrée ne comportant pas les textes des extraits du programme – et sur une technique sans égal lui permettant des nuances et des variations de couleurs dans un style déjà opératique. Le timbre est peut-être un peu clair pour Il Tramonto de Verdi mais le chanteur sud-africain s’en acquitte avec maestria.
L’intelligibilité du texte est visiblement la qualité qui rapproche davantage les deux complices et c’est par un bel accent que sont abordées ces romanze où Donizetti semble justement annoncer Verdi, Lawrence Brownlee rivalisant avec le piano d’Antoine Palloc dans L’Amor funesto, dans un jeu en clair-obscur faisant ressortir toute la tension dramatique du morceau ; alors qu’il réserve au Sospiro les teintes les plus sombres de son ténor barytonnant. Dans La Ricordanza de Bellini le beau legato de l’interprète américain se marie parfaitement à une maîtrise exemplaire des écarts.
Des gosiers légendaires
Mais c’est bien sûr à l’opéra, et chez Rossini, que l’on attend en premier lieu les deux ténors. Ainsi, deux airs de Donizetti et de Bellini sont encadrés par deux duos du cygne de Pesaro. Les adieux de Fernando, dans Marin Faliero, et le chant d’amour de Gualtiero du Pirata ont en commun d’avoir été conçus pour la même voix légendaire de Giovanni Battista Rubini. Dans la cavatine des premiers, le contrôle de la ligne et de l’aigu est superlatif chez Levy Sekgapane qui, dans la monumentale cabalette, sait associer vaillance et douceur, bien que l’approche soit un peu trop rossinienne pour le Donizetti de 1835. Du second, Lawrence Brownlee donne une interprétation d’anthologie, où l’agilité se marie à la passion.
Avec les duos rossiniens, tous les deux écrits pour Andrea Nozzari et Giovanni David, le public est entièrement comblé. Dès son récitatif, le pacte conclu entre Agorante et Ricciardo est un délice pour les oreilles de l’auditoire lorsque le timbre juvénile d’éternel adolescent de Levy Sekgapane épouse la voix plus grave de Lawrence Brownlee, ayant gagné en largeur avec le temps ; l’andantino s’illustre alors par un declamato incandescent, où le chanteur sud-africain suggère également des pianissimi prodigieux, avant une strette tout feu tout flamme. De même pour le défi entre Rodrigo et Otello (le programme affiche en fait le duo Leicester-Norfolk d’Elisabetta Regina d’Inghilterra), véritable exécution dramatique, chanté sans partition, où les deux artistes rivalisent en virtuosité, Levy Sekgapane prenant à l’évidence un malin plaisir à l’émulation de son aîné. L’extrait est repris en bis, pour le plus grand plaisir des spectateurs, après La Danza, péché de vieillesse rossinien ici abordé à deux voix, où le contraste des timbres est magique, et deux hommages à la chanson américaine.
Une complicité à toute épreuve
L’accompagnement fidèle et scrupuleux d’Antoine Palloc témoigne d’une profonde complicité, à tel point qu’au moment des remerciement c’est à lui que l’on remet le bouquet vraisemblablement destiné à Lawrence Brownlee. Le récital sera repris au Capitole de Toulouse, le 7 avril pour un programme apparemment un peu plus étoffé et, espérons-le, pour un public un peu plus nombreux. Le ténor sud-africain reviendra au Théâtre des Champs-Élysées le 16 avril du même mois pour Les Voix lyriques d’Afrique, remplaçant son collègue américain initialement annoncée, qui en revanche sera au Palais Garnier pour Platée, en juin-juillet. Avis aux amateurs.
Lawrence Brownlee, ténor
Levy Segkapane, ténor
Antoine Palloc, piano
Gioachino Rossini (Levy Sekgapane)
La Lontananza
Le Sylvain
Gaetano Donizetti (Lawrence Brownlee)
L’Amor funesto
Il Sospiro
Giuseppe Verdi (Levy Sekgapane)
Il Tramonto
Vincenzo Bellini (Lawrence Brownlee)
La Ricordanza
Gioachino Rossini – Ricciardo e Zoraide, « Donala a questo cuore » (Agorante, Ricciardo)
Gaetano Donizetti – Marin Faliero, « No no, d’abbandonarla… Di mia patria o bel soggiorno » (Fernando) Levy Sekgapane
Vincenzo Bellini – Il Pirata, « Nel Furor delle tempeste » (Gualtiero) Lawrence Brownlee
Gioachino Rossini – Otello, « Ah vieni, nel tuo sangue » (Rodrigo, Otello)
Salle Gaveau, Paris, récital du mardi 22 mars 2022, 20h30