Benjamin Bernheim, ténor, et Mathieu Pordoy, piano, éblouissent les festivaliers dans un récital de lieder et mélodies de Schumann, Mahler et Chausson, à l’auditorium de Conservatoire d’Aix-en-Provence dans le cadre du Festival d’art lyrique, le 22 juillet 2022.
Ce récital de clôture donne à entendre, pour la première fois au Festival d’Aix, l’astre montant du chant lyrique, Benjamin Bernheim (venant tout juste de triompher dans le nouveau Faust de l’Opéra de Paris), dans un répertoire nouveau constitué de lieder et mélodies allemands et français. Le ténor aime s’exposer en se risquant dans de nouvelles expériences face à de très grandes salles. Le public aixois attend le meilleur : il est comblé.
Le programme commence par les Dichterliebe (« Les Amours du poète », 1840) de Robert Schumann, cycle de seize lieder sur des poèmes de Heinrich Heine, composé l’année de son mariage avec Clara. Dès le premier morceau, « Im wunderschönen Monat Mai », nous retrouvons le lyrisme ardent que nous connaissons chez le Bernheim de Werther ou de La Bohème… Mais il plonge aussi bien dans le mystère des silences du lied (n°12, « Am leuchtenden Sommermorgen »), et la diction est extrêmement soignée (comme dans le n°11, « Ein Jüngling liebt ein Mädchen »), avec peut-être moins d’intensité qu’un Fritz Wunderlich et moins de minutie qu’un Dietrich Fischer-Dieskau. L’équilibre avec le piano est presque parfait ; la voix fusionne par moments avec les timbres du piano (n°10, « Hör’ ich das Liedchen klingen »). Certains longs interludes permettent de mettre en avant toute la sensibilité et la justesse de style de Mathieu Pordoy.
Le concert se poursuit avec des extraits de Des Knaben Wunderhorn (« Le Cor enchanté de l’enfant », 1892) de Gustav Mahler sur des poèmes folkloriques allemands réunis par Joachim von Arnim et Clemens Brentano, et il s’achève par Le Poème de l’amour et de la mer (1892) d’Ernest Chausson sur des poèmes de son ami Maurice Bouchor. L’entrelacement de la nature et des amours déçues rapprochent les œuvres de Schumann et de Chausson, alors que les pièces de Mahler font vaguement échos au thème du Festival, la résurrection (« Des Antonius von Padua Fischpredigt » constitue en effet la trame du Scherzo dans la Symphonie n° 2). Suit un bis : « L’invitation au voyage » (1870) de Henri Duparc, dédicataire de la pièce de Chausson, sur le poème de Charles Baudelaire. L’on retrouve le magnifique lyrisme de Bernheim ; nous atteignons un sommet. La soirée s’achève avec « Morgen ! » (1894) de Richard Strauss, dont la version piano affirme les piliers tonals, renforçant la jouissance des glissements harmonico-mélodiques très bien joués.
Les versions pour orchestre de ces deux cycles de Mahler et de Chausson sont bien connues, aussi la version pour piano qui nous est proposée est précieuse tant la clarté de la structure et de l’harmonie se font jour, et même la carrure (n°1 « Rheinlegendchen » du Knaben Wunderhorn), ajoutant de la respiration et du sens (comme dans le n°2 du même cycle « Des Antonius… »).
La voix de Bernheim est magnifiée par cette absence de l’orchestre : c’est le chanteur qui devient le dépositaire des mille couleurs du tableau. La palette de l’artiste est extraordinaire. Pas une voyelle qui ressemble à une autre (en particulier dans le n°2 « Et mon cœur s’est levé par ce matin d’été » du Poème…) ; pas un « i » qui ne soit coloré à sa façon (comme dans le n°4 des Amours… « Wenn ich in deine Augen seh »). La voix résonne dans tous les recoins du masque, toujours admirablement placée, y compris la voix de tête (sur « ce matin d’été » du Poème… n°1) ; des timbres se font tantôt sombres, tantôt clairs (par exemple dans le n°6, « Im Rhein, im heiligen Strome ») ; des éclairages sont modulés sur les mêmes paroles ( « Ich grolle nicht » des Amours…). Bernheim sait glisser de la voix droite au vibrato sur le même mot « Sommermorgen » (n°12 des Amours…) sans se soumettre à la systématicité du chant baroque. Un puissant soutien du son produit la ductilité d’un violoncelle dans le n°5 des Amours… ; à l’inverse, le mot « spectre » est prononcé sur le souffle à la fin de « Et mon cœur… » (Poème…).
Un sentiment de perfection nous saisit à la fin d’un tel récital. Tout est réuni pour nous élever – ce que le public reconnaît en couvrant les artistes de vibrants hourras –, de la technique à l’émotion, de l’acoustique du lieu à la cohérence du programme, sans parler des compositions musicales sublimes qui nous sont léguées. Benjamin Bernheim met la splendeur de son art vocal et interprétatif au service des nuances du lied dont il sait également exalter toute l’ampleur lyrique. Ce faisant, il parvient à transmuter des chefs-d’œuvre romantiques et impressionnistes en une matière sonore absolument exceptionnelle.
Benjamin Bernheim, ténor
Mathieu Pordoy, piano
ROBERT SCHUMANN — Dichterliebe, op. 48
GUSTAV MAHLER — Des Knaben Wunderhorn
Rheinlegendchen
Des Antonius von Padua
Fischpredigt
Das himmlische Leben
ERNEST CHAUSSON — Poème de l’amour et de la mer, op. 19
Concert du 22 juillet 2022, Conservatoire Darius Milhaud, Festival d’Aix-en-Provence