L’amour est dans le pré : le village meusien d’Hattonchâtel accueille Julie Cherrier-Hoffmann et Julien Dran pour un enthousiasmant récital d’airs d’opéra français
« L’amour ! Toujours l’amour… »
« Musique aux mirabelles » n’est qu’un tout petit festival mais pour sa 9e édition, il continue de creuser le sillon qu’il laboure patiemment depuis 2015 : faire découvrir et rayonner la musique au sein d’un territoire rural éloigné des grandes institutions culturelles régionales. Pour le deuxième des quatre concerts de cette saison, la présidente et directrice artistique du festival, Julie Cherrier-Hoffmann, a invité Julien Dran à venir dans la Meuse lui donner la réplique pour un récital d’airs d’opéra français du XIXe siècle.
Un dimanche à la campagne
Hattonchâtel est un bijou dont la Côte de Meuse est l’écrin : perché à l’extrémité du promontoire qui domine la plaine de la Woëvre et le lac de Madine, ce village d’une centaine d’âmes a même récemment séduit Stéphane Bern qui l’avait sélectionné pour concourir au titre de village préféré des Français dans le programme éponyme diffusé par France 3. Déjouant tous les pronostics, Hattonchâtel est parvenu à se hisser à la 5e place de ce télécrochet touristique et offre aux curieux qui viennent s’y promener le décor préservé de ses ruelles fleuries de roses trémières.
Au début du XXe siècle, les combats tout proches de la Grande Guerre ont cependant bien failli faire disparaitre ce village. Situé à proximité de la zone des combats du saillant de Saint-Mihiel, Hattonchâtel doit en grande partie sa reconstruction à une riche américaine tombée amoureuse de cette extrémité efflanquée des Côtes de Meuse : à partir de 1923, Belle Skinner a dépensé ici une grande partie de la fortune héritée de son père pour relever les maisons détruites, sauver le château de l’ancien évêque de Verdun, Hatton, et doter le village des équipements qui lui faisaient défaut. D’un style néogothique très orné qui rappelle aussi bien les folies bavaroises du roi Louis II que le palais de la Belle au bois dormant des parcs Disney, le lavoir, la mairie-école et la grange normande adjointe au château confèrent à Hattonchâtel une atmosphère pittoresque et désuète qui séduit les promeneurs.
C’est pour ajouter encore un supplément d’âme à ces vieilles pierres que l’association « Musique aux mirabelles » y a créé en 2015, à la saison où les arbres noueux des vergers se couvrent de fruits jaunes gorgés de sucre, un festival dont l’ADN consiste précisément à faire vivre au cœur de la ruralité profonde du département de la Meuse une programmation exigeante concoctée année après année par la soprano Julie Cherrier-Hoffmann et le musicien-compositeur Frédéric Chaslin. Au gré des éditions, ce ne sont pas moins que Béatrice Uria-Monzon, Jean-Philippe Lafont, Jérôme Boutillier et Karine Deshayes qui, côté voix, ont répondu présents et apporté la preuve que l’excellence musicale avait toute sa place à Hattonchâtel tandis que des partenaires tant institutionnels que privés se sont multipliés et permettaient cette année de proposer une 9e édition de « Musique aux mirabelles ».
"Il nous faut de l’amour, n’en fût-il plus au monde"
Le lendemain d’un récital de mélodies de Fauré, Debussy et Poulenc, Julie Cherrier-Hoffmann avait invité le ténor bordelais Julien Dran à venir partager la scène avec elle pour un programme grand public construit autour d’un florilège d’airs et de duos français du XIXe siècle qui, tous, brodent sur le thème inépuisable de l’amour.
© Nicolas Le Clerre
© Nicolas Le Clerre
Fleurie comme pour des noces campagnardes, baignée par la lumière d’une fin d’après-midi encore estivale, la nef de la petite collégiale d’Hattonchâtel sert de décor à ce concert rendu très intime par l’exiguïté du sanctuaire. En parfait maître des cérémonies, c’est d’abord Frédéric Chaslin qui prend la parole pour faire œuvre de pédagogue et expliquer la cohérence du programme : étant donné que le héros wagnérien Lohengrin est étymologiquement lié à l’espace culturel lotharingien, il revient donc au maitre de Bayreuth d’ouvrir le récital et puisqu’à l’opéra une ouverture précède souvent le lever du rideau, le pianiste entame en guise de prélude le « Liebestod » de Tristan und Iseult transposé pour clavier par Franz Liszt.
© Isabelle Bomey
Dès les premiers accords plaqués sur l’instrument et malgré des doigtés frémissants qui restituent la lente montée orgasmique de la mort d’Iseult et se jouent de la virtuosité, ce premier morceau musical révèle une acoustique indomptable dans laquelle le son se réverbère, emplit tout l’espace de la collégiale et brouille les différents plans sonores au point que, dans les passages fortissimi, la pâte musicale ne forme plus qu’une masse sonore aux contours mal distincts. Tout au long du concert, les chanteurs devront eux aussi lutter contre la même difficulté, certains airs s’accommodant mieux que d’autres de cette réverbération intempestive.
Vedette américaine d’un récital entièrement consacré au répertoire opératique français, Mozart ouvre le programme du concert avec l’aria de Suzanna « Deh vieni non tardar » des Nozze di Figaro. Dans cette lente mélodie méditative qu’elle a eu la chance, il y a quelques années, de travailler en master class avec Teresa Berganza, Julie Cherrier-Hoffmann entame prudemment le concert et dévoile un timbre fruité, sonore dans le registre central de la voix mais plus prudent dans les parties virtuoses lorsqu’il s’agit de faire sonner les notes les plus aiguës sans les laisser se perdre dans l’éther de l’acoustique. Côté interprétation, le chant italien est parfaitement idiomatique quoique très aristocratique, la Suzanne de Julie Cherrier-Hoffmann chantant davantage comme une comtesse que comme une soubrette.
Julie Cherrier-Hoffmann travaillant Les Noces de Figaro avec Teresa Berganza
Dans la cavatine de Leila des Pêcheurs de perles, la personnalité de la chanteuse s’affirme davantage que chez Mozart. Aidée par le drapé de sa robe jaune-jonquille qui l’enveloppe à la manière des saris ceylanais, Julie Cherrier-Hoffmann se montre davantage comédienne et délivre « Me voilà seule dans la nuit » avec aplomb, une pointe de nostalgie dans la voix mais le medium solide et bien contrôlé.
Avant d’interpréter un jour l’intégralité du rôle de Marguerite, la chanteuse doit encore continuer à s’approprier ce personnage écrasant pour lequel Charles Gounod a composé des mélodies devenues des tubes opératiques hérissés de chausse-trappes. Crânement, Julie Cherrier-Hoffmann aborde la totalité de la grande scène du IIIe acte et enchaine « Je voudrais bien savoir… » et l’air des bijoux. Si dans la ballade nordique du roi de Thulé les ruptures de rythme sont bien marquées, ponctuant une interprétation délicate, l’élargissement du vibrato à partir de « Mon Dieu, que de bijoux » obère la fin de l’aria qu’il conviendra de remettre encore sur le métier pour en ciseler davantage les coloratures.
En fin de concert, le retour à la musique allemande offre à Julie Cherrier-Hoffmann l’occasion d’une incursion dans le répertoire léger de Franz Lehár. Dans la chanson « Jadis habitait dans le grand bois frileux », la soprano est immédiatement plus à l’aise que dans le grand opéra français et déploie des trésors de nuances pour réussir, sans jamais minauder, à incarner l’héroïne viennoise de La Veuve joyeuse.
"Il m’aime, il ne m’aime pas..."
Guest star de ce récital dominical, Julien Dran n’est pas plus à l’aise que sa partenaire avec l’acoustique calamiteuse de l’église d’Hattonchâtel mais son métier lui permet de trouver des artifices ou des postures qui limitent considérablement les distorsions phoniques qui polluent invariablement la performance des chanteurs.
Des trois airs qu’il interprète en solo, la cavatine de Roméo « Ah ! lève-toi, soleil ! » est celui dans lequel le ténor bordelais convainc le moins. Est-ce parce que sa voix n’est pas encore tout à fait chauffée en début de concert ? Bien que, techniquement, tout soit rigoureusement en place – éclat solaire du timbre, émission et projection faciles – c’est un défaut d’interprétation et d’engagement dramatique qui laisse l’auditeur sur sa faim, comme si l’artiste ne se sentait guère d’affinités avec le rejeton des Montaigu.
Que dire en revanche de l’aria de Faust « Salut, demeure chaste et pure » et, plus encore, de la romance de Nadir extraite des Pêcheurs de perles de Georges Bizet ? Dans ces deux pièces, Julien Dran délivre avec une impression de facilité déconcertante une leçon de chant français qui laisse le spectateur pantois. Projection insolente de la voix, émission saine des notes de poitrine, articulation parfaite des textes chantés et, surtout, une science consommée de la messa di voce dessinent le portrait d’un artiste en pleine possession de son Art et confirment qu’il est bien actuellement l’un des meilleurs ténors francophones. « Je crois entendre encore » est un moment suspendu de pure poésie : personne aujourd’hui n’est capable de le susurrer comme Julien Dran qui semble avoir trouvé en Nadir le rôle qui colle très exactement à sa vocalità.
Les cinq morceaux qui unissent les voix des deux chanteurs sont eux aussi des moments de belle et juste émotion partagée par l’ensemble du public. Si les duos de Mireille et des Pêcheurs de perles distraient plus qu’ils n’émeuvent, la grande scène du troisième acte de Faust « Il se fait tard, adieu… Ô nuit d’amour, ciel radieux… Ah, partez, oui partez vite » fait souffler sur la collégiale Saint-Maur une bourrasque musicale qui transporte le spectateur au théâtre. Émotionnellement plus juste que dans l’air des bijoux et dramatiquement plus engagée, Julie Cherrier-Hoffmann trouve là en Marguerite un personnage d’amoureuse hésitante qui lui va comme un gant tandis que Julien Dran déploie un chant d’une séduction vibrante, aux pianissimi doux comme les caresses d’un amant attentionné.
Le duo du premier acte de Carmen fonctionne lui aussi très bien et témoigne d’une belle complicité entre les artistes. Juste et sensible lorsqu’elle se glisse dans des rôles d’amoureuses fragiles ou hésitantes, Julie Cherrier-Hoffmann y dessine le portrait d’une Micaëla encore femme-enfant tandis que son partenaire lui oppose une virilité rassurante et un chant jamais vulgaire malgré la testostérone qui suinte de ce Don José partagé entre l’amour que lui inspirent deux femmes radicalement différentes.
Le concert se conclut sur une friandise germanique : le duo « Heure exquise qui nous grise » chanté en français et extrait de La Veuve joyeuse. Tandis que Frédéric Chaslin interprète la mélodie de Lehár avec l’élégante légèreté d’une boite à musique, les chanteurs libérés de la fatigue occasionnée par un concert de près de deux actes joués sans entracte réussissent à entremêler leurs voix comme si elles étaient les deux rameaux d’un même arbre. La soprano et le ténor, enfin mis sur un pied d’égalité, s’abandonnent ensemble au plaisir sucré de cette mélodie viennoise et qu’importe si une tradition erronée fait de ce duo la pièce préférée du Führer ! Conquis, le public la réclame en Bis en ne boude pas son plaisir de l’accompagner à bouche fermée.
Le concert terminé, ce spectacle inscrit au programme du 9e festival de « Musique aux mirabelles » imprime immédiatement la mémoire du spectateur comme une précieuse et féconde expérience collective de partage au cœur d’un territoire rural marqué par les difficultés économiques et l’absence de grandes institutions culturelles. Il est par ailleurs heureux que les programmateurs de l’événement soient soucieux de musicologie et fassent systématiquement interpréter les récitatifs qui précédent les arias inscrits au programme. C’est le moindre des respects dû au petit noyau de spectateurs qui, sans être nécessairement des mélomanes patentés, prennent un plaisir communicatif à être présents à tous les concerts et à faire vivre cette sympathique manifestation.
Dans ce contexte, on se montrera donc indulgent envers la calamiteuse acoustique de l’église d’Hattonchâtel tout en s’interrogeant sur ce que ce concert aurait pu donner s’il avait été joué dans le cloitre attenant à la collégiale ou sur la pelouse du château de miss Skinner… L’occasion est trop belle : il faudra revenir l’an prochain pour la 10e édition de « Musique aux mirabelles » !
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Et aussi : LES TROIS DRAN, ténors de (grand-)père en (petit-)fils !
© Nicolas Le Clerre
Ténor : Julien Dran
Soprano : Julie Cherrier-Hoffmann
Piano : Frédéric Chaslin
Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde
Transcription du “Liebestod” par Franz Liszt (piano)
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Le Nozze di Figaro
Air de Susanna : « Giunse alfin il momento… Deh vieni non tardar » (soprano)
Charles Gounod (1818-1893), Roméo et Juliette
Cavatine de Roméo : « L’amour ! Oui, son ardeur … Ah ! lève-toi, soleil ! » (ténor)
Charles Gounod, Mireille
Duo de Mireille et Vincent : « La brise est douce et parfumée » (soprano et ténor)
Georges Bizet (1838-1875), Les Pêcheurs de perles
Romance de Nadir : « Je crois entendre encore » (ténor)
Cavatine de Leila : « Me voilà seule dans la nuit » (soprano)
Duo de Nadir et Leila : « De mon amie, fleur endormie » (ténor et soprano)
Jules Massenet (1842-1912), Thaïs
Méditation de Thaïs (piano)
Charles Gounod, Faust
Cavatine de Faust : « Quel trouble inconnu… Salut ! Demeure chaste et pure » (ténor)
Chanson du roi de Thulé et air des bijoux : « Je voudrais bien savoir… Il était un roi de Thulé… Les grands seigneurs ont seuls des airs… Ah ! Je ris de me voir » (soprano)
Duo de Marguerite et Faust : « Il se fait tard, adieu… O nuit d’amour, ciel radieux… Ah, partez, oui partez vite » (soprano et ténor)
Georges Bizet, Carmen
Duo de Don José et Micaëla : « Parle-moi de ma mère » (ténor et soprano)
Franz Lehár (1870-1948), La Veuve joyeuse
Chanson de Vylia : « Jadis j’habitais dans le grand bois frileux » (soprano)
Duo de Missia et Danilo : « Heure exquise qui nous grise lentement » (ténor et soprano)
Collégiale Saint-Maur à Hattonchâtel, dimanche 10 septembre 2023 – 16h30