Paillettes et noeud pap’: Jennifer Rowley et Azer Zada célèbrent Puccini à l’Opéra de Tours
Gala Puccini à l’Opéra de Tours, 10 février 2024
Comment marquer d’une pierre blanche le centième anniversaire du dernier des grands génies lyriques italiens du XXe siècle sans céder à la facilité de programmer une énième Bohème ou une Tosca routinière ? L’Opéra de Tours fait le choix classique mais enthousiasmant d’un gala à l’ancienne qui permet à la fois de commémorer Giacomo Puccini, de mettre son orchestre à l’honneur et de donner à entendre deux voix authentiquement pucciniennes.
De bric et de broc
À chacun sa manière de commémorer le centième anniversaire de la mort de Giacomo Puccini survenue à Bruxelles, le 29 novembre 1924. Tandis que l’Opéra royal de Wallonie ouvrait l’année en affichant les rares Villi couplées à la Messa di Gloria composée à la fin des années 1870 – et en attendant que Dominique Pitoiset ne conclue la saison dijonnaise en proposant sa nouvelle mise en scène de Tosca – le Grand Théâtre de Tours propose, quelques jours seulement après le récital d’Ermonela Jaho à Nice, une soirée de gala comme on n’en voit plus guère en Province. Musiciens sur leur trente-et-un, diva en robes longues (une pour chaque partie du spectacle) et ténor sanglé dans un impeccable tuxedo : c’est bien à une soirée de prestige que le public tourangeau est convié pour communier le temps de deux heures autour des mélodies du compositeur italien le plus populaire de la Belle Époque.
Pour donner du lustre à l’événement, Laurent Campellone a convié à le rejoindre sur la scène de son théâtre deux jeunes chanteurs qui, sans avoir encore le statut de grandes stars internationales, voient leurs étoiles s’affirmer et briller d’un feu un peu plus vif chaque année au firmament du chant lyrique…
Puccini occupe dans la carrière de la soprano américaine Jennifer Rowley une place centrale : d’abord rôdée sur la scène de l’opéra de Nashville, Tosca est le rôle qui lui a permis d’être engagée à plusieurs reprises au Metropolitan Opera de New York dans la monumentale production de David McVicar. Depuis, elle a rechanté Tosca à Marseille, à la Semperoper de Dresde et au cours d’une tournée en Israël, sous la direction de Zubin Mehta, tout en étoffant parallèlement sa palette d’héroïnes pucciniennes. À Tosca sont en effet venues récemment s’ajouter Cio Cio San et Manon favorablement accueillies par le public italien des théâtres de Gênes et de Salerne.
Puccini occupe une place similaire dans la jeune carrière du ténor originaire de Bakou, Azer Zada. Après le rôle de Calaf abordé à Milan dès 2014 dans le cadre de sa participation à l’Accademia Teatro alla Scala, il a ajouté à son répertoire ceux de Rodolfo et de Cavaradossi à l’occasion de productions moscovites au Bolchoï et s’est vu consacrer comme chanteur puccinien en faisant ses débuts dans la récente production de Il Tabarro, au festival de Torre del Lago. Rinuccio (Gianni Schicchi) à Oviedo et Roberto (Le Villi) abordé prochainement au Teatro Reggio de Turin complètent ce profil éminemment puccinien tandis que l’album – carte de visite enregistré pour Naxos en 2021 et sobrement intitulé Italian tenor arias fait lui aussi la part belle au maître de Lucques.
Chacun des solistes ayant de solides atouts à faire valoir dans ce répertoire, le chef Campellone a élaboré avec eux un programme en deux parties dont le moins qu’on puisse dire est que la cohérence de l’architecture n’est pas évidente de prime abord… À la différence du récent récital niçois d’Ermonela Jaho qui explorait le thème de la mort à laquelle sont confrontées toutes les grandes héroïnes pucciniennes, le gala de Tours alterne arias, duos et préludes orchestraux en dépit du bon sens, à la manière d’un best of aléatoire.
Alors qu’il eut semblé logique d’ouvrir la soirée sur une pièce orchestrale, le concert démarre bille en tête par le lamento de Cavaradossi auquel répond du tac au tac la prière de Tosca ! Si les extraits d’un même opéra sont bien toujours donnés à la suite les uns des autres, pour maintenir malgré tout une forme de cohérence esthétique, ils le sont systématiquement dans le désordre, voire à rebours de l’intelligibilité du livret… On s’étonne ainsi d’entendre le grand duo d’amour de Tosca après « E lucevan le stelle » et « Vissi d’arte », ou de voir aborder Madama Butterfly par « Un bel di » et « Addio fiorito asil » avant de partager les premiers émois amoureux de Cio Cio San et Pinkerton dans le duo de la fin du premier acte « Bimba dagli occhi ».
On chercherait aussi en vain une cohérence chronologique dans le classement des morceaux du concert puisque la soirée débute par Tosca (créée en 1900) et se conclut par deux morceaux de Manon Lescaut (1893) après quelques incursions dans La Bohème (1896), Edgar (1889) et Madama Butterfly (1904).
À y écouter plus attentivement, il semble cependant que ce soit le parcours puccinien de Jennifer Rowley qui ait guidé l’élaboration du programme, le concert s’ouvrant sur Tosca qu’elle chante depuis maintenant une petite dizaine d’années et se concluant sur Manon Lescaut, rôle dans lequel elle n’a fait ses débuts que récemment, en avril 2023. Écouté par ce prisme, le gala de Tours invite les spectateurs à cheminer au plus près des choix artistiques d’une jeune chanteuse qui a choisi de faire de Giacomo Puccini l’un de ses compagnons de travail quotidiens et de la promotion de son œuvre l’un des fils rouges de sa carrière.
Quoi de neuf ? Puccini !
Premier des deux solistes à rejoindre l’avant-scène en tout début de concert, Azer Zada est incontestablement un jeune artiste avec lequel il faudra compter ces dix prochaines années. S’il n’a pas l’urgence fiévreuse de Jonathan Tetelman ni la voix de stentor de Freddie De Tommaso – deux des derniers ténor-star récemment éclos sur scène et médiatisés par l’industrie du disque – ce chanteur originaire d’Azerbaïdjan possède néanmoins un tempérament et un timbre de voix qui conviennent comme un gant à Puccini et à l’interprétation du répertoire vériste.
Sans avoir la dimension d’un authentique spinto, Azer Zada est incontestablement mieux à son aise dans les emplois les plus lourds du répertoire puccinien que dans les rôles lyriques. À bon escient, il évite de trop s’aventurer du côté de Rodolfo, sinon dans le bref duo « O soave fanciulla », et lorsqu’il prend le risque d’aller se frotter à Rinuccio le résultat de « Avete torto » est le plus mitigé de toute la soirée car la voix y sonne trop sombre et le timbre manque trop d’italianité et de chaleur pour rendre pleinement justice à cet arioso que Puccini a composé comme un hommage solaire à la renaissance florentine.
« Addio fiorito asil » n’est pas non plus le morceau qui convient le mieux à Azer Zada, mais pour des raisons différentes. Aucune difficulté technique dans cette aria de moins de deux minutes mais le chanteur peine à l’habiter de l’émotion nécessaire pour donner vie au désespoir de Pinkerton et au sentiment de lâcheté qui s’empare de lui au moment d’abandonner Butterfly. Lorsqu’il aura chanté l’intégralité du rôle sur scène, sans doute sera-t-il alors mieux capable d’en interpréter de courts extraits en concert et de connecter plus naturellement ses émotions à sa performance vocale.
En revanche, dès qu’il aborde Cavaradossi, Des Grieux et Calaf, le jeune ténor de Bakou est en terrain de connaissance et délivre un chant d’une justesse et d’un naturel jouissifs. Dans « E lucevan le stelle », sans abuser du rubato, il s’approprie la ligne mélodique composée par Puccini et y multiplie les nuances piani avec une science consommée de l’élégance qui tranche avec la mauvaise tradition vériste qui consistait autrefois à beugler pour dépasser l’orchestre. Portamenti et messe di voce complètent la panoplie technique dont Azer Zada enjolive son chant et lui permettent de mettre sa patte sur les trois grands duos de Tosca, Butterfly et Manon Lescaut que le spectateur a si souvent entendus interpréter par les meilleurs chanteurs du XXe siècle. Corelli, Domingo et Pavarotti demeurent évidemment des références insurpassables, mais le jeune ténor azéri réussit à trouver dans chacun de ses rôles des intonations et des accents qui conférent à son interprétation une spontanéité et une justesse dramatique donnant urgemment envie de le découvrir dans une production scénique de l’une de ces œuvres.
La silhouette gainée d’un fourreau rosé à sequins ou ennuagée de voiles blancs après l’entracte, Jennifer Rowley est la grande triomphatrice de la soirée et l’artiste pour laquelle le public tourangeau a le moins ménagé ses applaudissements, ponctuant régulièrement de « Brava » ses interprétations.
C’est d’abord l’opulence et le volume du timbre qui séduisent et impressionnent. Habituée à projeter son instrument dans l’immensité du Metropolitan Opera de New York, la soprano américaine ne fait qu’une bouchée de l’acoustique du Grand-Théâtre de Tours et les premiers mots de la prière de Tosca, « Vissi d’arte, vissi d’amore », même chantés sotto-voce, saisissent immédiatement le spectateur. Jennifer Rowley possède en effet un timbre corsé et une voix ample qui font d’elle un soprano drammatico d’agilità capable de chanter aussi bien Leonora du Trouvère – son rôle signature – que les grandes héroïnes pucciniennes avant d’aborder un jour, peut-être, Norma et les reines de Donizetti.
En l’état actuel de ses moyens, la chanteuse est une Tosca de rêve, crucifiée de douleur lorsqu’elle adresse sa prière au Ciel ou, tour à tour, mutine et jalouse dans le grand duo « Mario ! Mario ! Mario ! ». Quelle que soit l’émotion à transmettre, la prononciation de l’italien est toujours rigoureusement idiomatique tandis qu’un petit vibrato serré parfaitement contrôlé enrichit encore les harmoniques de la voix et lui confère une identité vocale immédiatement reconnaissable.
D’une émotion juste mais d’un tempérament trop affirmé pour vraiment réussir à se glisser dans la modestie de la cousette Mimi, Jennifer Rowley est mieux à son affaire en Cio Cio San dont elle a su s’approprier une gestuelle et des ports de tête empruntés à la tradition du kabuki. Vocalement, « Un bel di vedremo » est délivré magistralement avec un dosage parfait de doute, d’espoir et de confiance en l’avenir qui permettent à la chanteuse de ponctuer l’aria d’une note aiguë incisive et diamantine à la fois.
Mais de toutes les héroïnes pucciniennes, c’est avec Manon que la jeune artiste américaine semble entretenir le plus d’atomes crochus. Pour le confirmer, quel dommage de n’avoir pas pu l’entendre dans le duo du premier acte ni dans le bouleversant « Sola, perduta, abbandonata » qu’on espérait pourtant en bis de fin de concert ! Dans le duo « Tu, tu, amore tu », l’artiste s’engage effectivement entièrement, corps et voix, dans le personnage de la coquette amoureuse et dessine un portrait vocal incandescent qu’on aimerait approfondir le temps d’une représentation intégrale de l’œuvre.
Installés sur la scène du Grand-Théâtre comme pour mieux les mettre à l’honneur, les musiciens de l’Orchestre symphonique Région Centre – Val de Loire / Tours sont les autres grands triomphateurs de ce Gala Puccini. En préambule au spectacle, deux instrumentistes s’approchent du bord du plateau et alertent à nouveau le public, comme en début de saison avant la première du Barbier de Séville, sur la précarité de l’orchestre et la demande des musiciens de tous être embauchés en CDI à temps complet. Leurs revendications trouvant un écho favorable auprès des spectateurs qui fréquentent assidument l’Opéra de Tours, les musiciens galvanisés par la présence de deux excellents chanteurs et placés sous la baguette de Laurent Campellone délivrent tout au long de la soirée une prestation luxueuse qui démontre aux pouvoirs publics, s’il était besoin, la solidité de tous les pupitres et la présence au sein de la phalange de solistes de tout premier plan.
Avant même qu’Azer Zada n’entonne les premiers vers de « E lucevan le stelle », les stridulations de la clarinette saisissent aux tripes et projettent l’orchestre au rang d’un protagoniste essentiel de la soirée. Sous la baguette de Laurent Campellone, on reprend effectivement conscience de quel mélodiste et quel orchestrateur était Giacomo Puccini ! Formé à la musique religieuse pour succéder à son père à la tribune des orgues de l’église de son quartier, Puccini n’a effectivement pas son pareil pour placer derrière les voix une complexité de plans musicaux qui font tout le prix de sa musique.
Les trois pièces instrumentales qui servent de respiration au concert forment ainsi des parenthèses enchantées au cours desquelles l’Orchestre symphonique Région Centre – Val de Loire / Tours démontre son savoir-faire et donne à entendre la virtuosité de ses instrumentistes. À ce titre, l’interlude de l’acte III de Manon Lescaut constitue un moment de grâce privilégié au cœur de la seconde partie de la soirée. Amorcé par un solo de violoncelle auquel répondent de manière concertante l’alto et le violon de Tiphaine Gaigne, ce morceau sublime évoque la traversée de l’Atlantique de Manon et Des Grieux par un lent crescendo dont la tension retombe progressivement dans un mouvement de flux et de reflux qui n’est pas sans rappeler la page wagnérienne du prélude de Tristan.
Au pupitre, le Maestro Campellone ne ménage pas sa peine et dirige ses troupes d’une battue ample et d’un geste précis, attentif aux chanteurs qu’il couve du regard et sous les voix desquels il tisse un tapis orchestral suffisamment dense pour les soutenir mais sans jamais les étouffer. L’exercice réclame du chef un effort de tous les instants et la sueur qui baigne son front n’est pas seulement due aux feux de la rampe. Laurent Campellone fait véritablement corps avec l’ensemble de son orchestre et ce corps fatigué et ruisselant est à l’image du profond malaise dans lequel se débattent les musiciens tourangeaux.
Au terme de ce gala enthousiasmant, les bis proposés par les chanteurs finissent d’électriser le public, à commencer par l’interprétation de « Nessun dorma » par Azer Zada qui délivre avec ce tube sa meilleure prestation de la soirée, vibrante et nuancée à la fois. À la surprise générale, Jennifer Rowley conclut quant à elle par le sage « O mio babbino caro » que Maria Callas chantait elle-aussi à la fin des concerts de sa dernière tournée japonaise. Aucune mièvrerie dans cette supplication mais au contraire le portrait touchant – et vocalement parfait – d’une jeune fille à l’aube de sa vie.
Avec ce gala des grands soirs, la scène tourangelle inscrit incontestablement son nom dans le calendrier des hommages rendus par les maisons d’opéra françaises à la mémoire de Giacomo Puccini et confirme sa place dans le paysage lyrique national. Il est par conséquent dommage que le programme de salle distribué gratuitement aux spectateurs soit truffé de coquilles, d’approximations et de phrases à la syntaxe boiteuse ; le Grand-Théâtre de Tours mérite mieux que cet amateurisme éditorial.
Soprano : Jennifer Rowley
Ténor : Azer Zada
Orchestre symphonique Région Centre – Val de Loire / Tours, dir. Laurent Campellone
Partie 1
Tosca, « E lucevan le stelle » (ténor)
Tosca, « Vissi d’arte » (soprano)
Tosca, « Mario, Mario, Mario » (duo)
Le Villi, Prélude
Gianni Schicchi, « Avete torto » (ténor)
La Bohème, « Si, mi chiamano Mimi » (soprano)
La Bohème, « O soave fanciulla » (duo)
Partie 2
Edgar, Prélude de l’acte III
Madama Butterfly, « Un bel di vedremo » (soprano)
Madama Butterfly, « Addio fiorito asil » (tenor)
Madama Butterfly, « Bimba dagli occhi » (duo)
Manon Lescaut, Interlude de l’acte III
Manon Lescaut, « Tu, tu, amore tu » (duo)
Bis
Turandot, « Nessun dorma » (ténor)
Gianni Schicchi, « O mio babbino caro » (soprano)
Opéra de Tours, récital du samedi 10 février 2024