Le temps retrouvé : Alketa Cela ressuscite l’atmosphère des salons de la Belle Époque le temps d’un récital parisien

Récital Lied et opéra, Paris, Bibliothèque La Grange – Fleuret, 7 juin 2024 

Hormis les béotiens, pas un mélomane ne se hasarderait à prétendre que le récital piano-voix est un art moins difficile que chanter sur la scène d’une grande maison lyrique dans une production scénique avec orchestre. Pour son retour devant le public parisien, Alketa Cela assume le choix exigeant d’un programme de Lieder et d’airs d’opéra accompagné au clavier par Ariane Jacob.

Du côté de la plaine Monceau

Les trottoirs ourlés d’ombre du boulevard Malesherbes, les bronzes rutilants de la porte cochère du 11bis rue de Vézelay et le silence ouaté qui baigne le grand escalier de l’ancien hôtel particulier du musicologue Henry-Louis de La Grange et du critique musical Maurice Fleuret : tout concourt à créer autour du récital d’Alketa Cela une atmosphère délicieusement proustienne. Pour son retour à Paris après de longues années d’absence, la chanteuse d’origine albanaise a effectivement choisi l’écrin de l’ancienne Médiathèque musicale Mahler récemment rebaptisée Bibliothèque musicale La Grange – Fleuret. Au premier étage, un salon aux boiseries gris Trianon et aux profondes banquettes de velours bouton d’or permet d’accueillir des concerts intimistes qui placent les artistes à portée immédiate du regard et de l’ouïe du public.

De l’opéra national de Tirana aux scènes de la Fenice, de La Monnaie, de l’opéra de Hambourg et des théâtres provinciaux de Lyon, Montpellier, Nancy, Metz, Tours, Avignon et Bordeaux, la soprano albanaise avait entamé – au tournant des années 2000 – un début de carrière prometteur marqué par des prises de rôle remarquées dans un répertoire couvrant un large ottocento, de Gluck et Mozart aux chefs d’œuvre ultimes de Puccini. Ceux qui l’ont alors entendue se rappellent immanquablement d’une technique aguerrie, formée à l’école soviétique et peaufinée au contact des leçons de la grande Katia Ricciarelli, d’un timbre somptueux de soprano lyrique capable de s’aventurer dans un répertoire plus dramatique, et d’un tempérament de tragédienne qui donnait à chacune de ses apparitions sur scène le caractère d’un événement. En 2002, sa prise de rôle en Mimi (La Bohème) à l’opéra de Nancy bluffa le public et constitue l’une des plus belles découvertes musicales de la période au cours de laquelle Laurent Spielmann présida aux destinées de la première scène lorraine.

https://www.youtube.com/watch?v=e6BsEeJtiU4

Les directeurs de maisons d’opéra s’entichant d’autres voix, Alketa Cela s’est faite plus rare en France, réservant ses apparitions scéniques pour l’opéra de Varsovie et se produisant régulièrement en concert à Lyon où elle vit depuis 1995. À nos confrères de Forumopera, elle déclarait en 2020 qu’il lui tardait de retrouver la scène ; c’est la raison pour laquelle le récital de la bibliothèque La Grange – Fleuret était attendu par tout une partie du public qui la suit fidèlement depuis plusieurs années.

La présence d’une voix

La facilité aurait probablement consisté à composer, pour ce retour à Paris, un programme « carte-de-visite » enchainant les tubes du répertoire pour soprano qu’Alketa Cela a déjà interprétés sur scène. Mais aux grands airs rebattus du répertoire italien, la chanteuse a préféré une suite de Lieder piochés hors des sentiers battus dans le catalogue des compositeurs allemands du dernier tiers du XIXe siècle. Quelques incursions dans l’univers de la mélodie russe et l’opéra tant italien que français complètent ce programme délicat et parfaitement calibré pour le salon Mahler qui lui sert d’écrin.

Lorsqu’elle prend place au creux du Steinway de palissandre noir, vêtue d’une robe cocktail que lui a offerte Katia Ricciarelli du temps où elle était son élève, Alketa Cela emplit immédiatement la salle d’une présence vibrante et les premières notes du lied « Kennst du das Land » de Hugo Wolf confirment que les années n’ont pas de prise sur sa voix et que l’instrument est demeuré intact, large et ductile, homogène sur l’ensemble des registres et teinté d’un petit vibrato serré qui lui confère une identité propre.

Force est de le reconnaître, la langue allemande et sa prosodie si particulière vont comme un gant au timbre large d’Alketa Cela qui investit immédiatement ces Lieder comme si chacun d’entre eux constituait un drame en miniature. Qu’il s’agisse de la mélodie langoureuse de « Liebst du um Schönheit » ou de l’intériorité de « Ich bin der Welt abhanden », la chanteuse démontre de véritables affinités électives avec l’univers mahlérien, sa voix se teintant de reflets sombres lorsqu’il s’agit d’exprimer le désespoir de ces mélodies mélancoliques.

En abordant Richard Strauss, Alketa Cela ouvre davantage son instrument aux grands épanchements de la musique viennoise et laisse entrevoir quelle Maréchale elle pourrait être si un directeur de théâtre l’auditionnait pour une nouvelle production du Chevalier à la rose. Sa ligne de chant s’y révèle en effet d’une extrême élégance, les aigus sont sonores et diamantins et, surtout, l’implication dramatique de l’artiste dans ces courtes mélodies les transcende en fiévreux moments de théâtre.

Lorsqu’elle interprète le grand air de Cio-Cio-San « Un bel di vedremo », le public retrouve instantanément les qualités qu’il appréciait déjà chez la chanteuse il y a une quinzaine d’années : le contrôle du souffle, les nuances piano/forte et la projection des aigus sont toujours ceux d’une artiste qui doit beaucoup à la rigueur de son travail et à la fidélité à l’enseignement reçu de Katia Ricciarelli.

Si « Suicidio » n’est pas l’aria qui convient le mieux aux moyens actuels d’Alketa Cela, l’air de Louise « Depuis le jour » est, lui, une révélation et conclut le récital sur un moment suspendu de chant chatoyant. Sa voix rappelant par sa rondeur celle d’Angela Gheorghiu qui l’enregistra en 1996 sous la direction de Richard Armstrong, la soprano albanaise trouve dans l’expression du bonheur orchestrée par Gustave Charpentier un écho à son propre plaisir de retrouver le public parisien et les exclamations « Je suis heureuse » résonnent avec une sincérité qui touche au cœur.

En Ariane Jacob, Alketa Cela trouve, tout au long du récital, une accompagnatrice talentueuse doublée d’une fine musicienne. Concertiste et professeure d’accompagnement au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP), la pianiste est une amie de longue date de la chanteuse et le concert de la Bibliothèque La Grange – Fleuret scelle leurs retrouvailles autour d’un projet musical qui met en valeurs les qualités propres à chacune d’entre elles.

Si Ariane Jacob est parfaitement en résonnance avec son instrument lorsqu’il s’agit d’incarner la musique de Mahler et le chic viennois des mélodies de Richard Strauss, c’est cependant dans les airs d’opéra transcrits pour piano que se révèle le mieux son talent à faire entendre toute la richesse d’un orchestre réduit à un seul instrument ! Sous ses doigts, tous les plans sonores de l’orchestration puccinienne se déploient en un formidable kaléidoscope et l’aria de Madama Butterfly est restitué dans toute sa complexité mélodique.

Au terme du récital, la soirée se prolonge sympathiquement dans un salon voisin autour de charcuteries lyonnaises et de vins de la vallée du Rhône. Les yeux brillants, Alketa Cela salue le public qui s’attarde un peu, trouve un mot pour chacun, presse sur son cœur d’anciennes amies de l’Atelier lyrique de Lyon et répète à l’envi le bonheur qu’elle a eu de partager cette heure de musique.

La soirée passée, on se remémore les meilleurs moments du récital et on se prend à espérer retrouver très vite Alketa Cela sur une scène d’opéra, convaincu qu’elle a aujourd’hui les moyens vocaux d’endosser crânement les rôles de la Maréchale, Lisa (La Dame de pique) ou Tatiana (Eugène Onéguine), voire d’oser Sieglinde sur les pas de Leonie Ryzanek !

Les artistes

Alketa Cela, soprano
Ariane Jacob, piano

Le programme

Partie 1

Hugo Wolf (1860-1903), Mignon, « Kennst du das Land » (Goethe Lieder)
Gustav Mahler (1860-1911), « Liebst du um Schönheit »
Gustav Mahler, « Ich bin der Welt abhanden »
Richard Strauss (1864-1949), « Zueignung » (Hermann v. Gilm), opus 10 n°1
Richard Strauss, Cäcilie (Heinrich Hart), opus 27 n°2
Giacomo Puccini (1858-1924), « Un bel di vedremo », Madama Butterfly

 Partie 2

Robert Schumann (1810-1856), « Abschied von Frankreich », opus 135 n°1
Sergueï Rachmaninov (1873-1943), « Zdes Khorosho », opus 21 n°7
Ottorino Respighi (1879-1936), « Nebbie » (Ada Negri)
Amilcare Ponchielli (1834-1886), « Suicidio », La Gioconda
Gustave Charpentier (1860-1956), « Depuis le jour », Louise

Bis

Richard Strauss, « Zueignung », opus 10 n°1

Paris, Bibliothèque La Grange – Fleuret, concert du vendredi 7 juin 2024.