La salle est tout d’abord silencieuse et attentive, apprenant, progressivement, à apprécier le programme et les interprètes. Très vite, le public se montre de plus en plus chaleureux, pour finir… debout, manifestant envers les interprètes un enthousiasme débordant !
Les raisons de ce succès ? Le programme tout d’abord. Nile Senatore nous expliquait, en interview, sa volonté de montrer la continuité existant entre la musique napolitaine, qu’elle soit d’origine populaire ou plus « savante » (Tosti ou Cardillo ont tous deux suivi une formation « académique ») et l’opéra. Pari gagné : à l’écoute de ce programme très intelligemment construit, les passerelles s’établissent d’elles-mêmes entre certaines chansons et certaines arie classiques : telle page de Bellini (« Vanne o rosa fortunata ») pourrait presque être chantée par Elvino dans La sonnambula ; telle autre de Donizetti n’est pas si éloignée de certaines pages de Don Pasquale ; telles autres, signées Francesco Paolo Tosti, Ernesto Tagliaferri ou Salvatore Cardillo font jaillir des couleurs, une émotion, un lyrisme présentant d’évidentes affinités avec l’esthétique de compositeurs italiens d’opéras ayant connu le succès au tournant des XIXe et XXe siècles. Servies par un art du chant consommé mais aussi une diction très claire qui permet de ne rien perdre des sonorités si particulières de la langue napolitaine (évoquant parfois, de façon curieuse, l’espagnol, voire le portugais), ces chansons napolitaines distillent un charme simple mais irrésistible. Tendresse, humour, nostalgie, tristesse, mélancolie : le panel d’émotions parcouru au cours de la soirée est vaste, et culmine peut-être dans le très émouvant « Passione » de Tagliaferri et Valente, où le narrateur chante la souffrance engendrée par l’absence de l’être aimé.
Enrico Caruso - Fenesta ca lucive - 1913
L’étonnant « Fenesta ca lucive », attribué à Bellini, composé d’après le « Ah, non credea » de La sonnambula (et que chanta Caruso en son temps) illustre parfaitement le continuum existant entre ces deux types de musiques, savante et populaire – un continuum d’autant plus évident que les pages retenues pour ce concert exigent de la part de l’interprète une grande maîtrise technique. Sur ce plan là, Nile Senatore apporte pleine satisfaction : trouvant un juste équilibre entre certaines interprétations de chanteurs de formation non « classique » (trouvant souvent le ton juste mais parfois dépassés par les exigences techniques de ces pages) et d’autres émanant de grands gosiers lyriques (on pense entre autres aux fameux « trois ténors ») au lyrisme parfais un tant soit peu trop appuyé, notre ténor napolitain apporte à ce répertoire une fraîcheur, une authenticité, une sobriété (n’excluant nullement l’émotion !) très appréciable. Légère sans être mince, la voix de Nile Senatore se déploie avec aisance et naturel. La qualité de la projection reste égale sur l’ensemble de la tessiture, le panel de nuances est incroyablement varié (superbe diminuendo concluant le « Core ’ngrato » de Cardillo !), avec notamment un art remarquable de la variation dans les couleurs, l’usage de la mezza voce, de la voix mixte (« Santa Lucia luntana » de E.A. Mario), ou de la voix de tête (« La connochia » de Donizetti). La technique, en fait, est à ce point maîtrisée qu’elle se fait oublier : ne reste que le naturel d’un chant à l’émotion et à l’enthousiasme communicatifs – d’autant que le chanteur, dont on connaît par ailleurs les talents de comédien, vit ses textes de façon particulièrement intense.
Nous avions fait la connaissance de Nile Senatore à l’occasion d’un désopilant Coscoletto d’Offenbach donné au festival de Martina Franca en 2019, et nous l’avions retrouvé avec plaisir à l’occasion de la tournée du Bourgeois Gentilhomme mis en scène par Jérôme Deschamps. Sa voix semble aujourd’hui avoir gagné en épaisseur, mais aussi en assise dans le médium et le grave. Si Nile Senatore a jusqu’alors essentiellement attiré l’attention des mélomanes dans les œuvres baroques, ses moyens actuels semblent pouvoir lui permettre d’élargir son répertoire au classicisme (il chante déjà avec succès Ferrando de Cosi), mais aussi à l’opéra-comique français (sa voix – et sa diction – conviendraient idéalement aux opéras-comiques du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle). Formidable Robinson Crusoé dans l’œuvre homonyme d’Offenbach ou Arsenico dans Coscoletto, il devrait également exceller dans d’autres rôles offenbachiens, notamment ceux qu’incarnait José Dupuis : Pâris, Barbe-Bleue, Piquillo, Fritz,… Mais ce sont aussi les portes du bel canto qui pourraient bien s’ouvrir devant lui dorénavant : Bellini (Elvino ?), Donizetti (Ernesto ?), ou certains Rossini, d’autant que Nile Senatore a aussi la vocalise facile et précise, comme le fait entendre la conclusion du Bolero de Rossini. Il est pour ce concert accompagné par la pianiste Natallia Yeliseyeva, dont nous avions déjà apprécié le talent à l’occasion du récital d’Adrien Fournaison à Orsay en mai 2024, et qui a eu l’excellente idée d’entrecouper les pages vocales d’extraits de l’hommage à Rossini composé par Sigismund Thalberg : les délicieuses Soirées de Pausilippe, assez peu souvent entendues en concert.
Ce fort joli programme, équilibré, original (on n’y entend ni « O sole mio », ni « Funiculì, funiculá », ni « Torna a Surriento »), se conclut en beauté par la déclamation d’un extrait d’« À mon frère revenant d’Italie » de Musset, mais aussi deux bis : le « Gare de Lyon » de Barbara – où la chanteuse, faut-il le rappeler, chantait son envie de fuir Paris pour gagner la Campanie ! -, mais aussi la « Furtiva lagrima » de L’Elisir d’amore : une façon pour Nile Senatore d’amorcer un possible futur changement de répertoire… et d’annoncer un prochain concert belcantiste, programmé au Chalet des Roses de Vichy les 11 et 12 octobre prochains !
Espérons que ce concert napolitain puisse faire l’objet d’un enregistrement, et que le récital belcantiste vichyssois fasse escale l’an prochain à Paris…
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Nile Senatore, ténor
Natallia Yeliseyeva, piano
Suonno ‘e fuoco
(Musique napolitaire du XVIIIe au XXe siècle)
Extraits d’œuvres de compositeurs anonymes et de Sigismund Thalberg, Vincenzo Bellini, Francesco Bongiovanni, Salvatore Cardillo, M. P. Costa, Gaetano Donizetti, Salvatore Gambardella, E. A. Mario, Saverio Mercadante, Gioacchino Rossini, Ernesto Tagliaferri et Francesco Paolo Tosti.
Paris, Église Protestante Unie Pentemont – Luxembourg – Temple du Luxembourg, concert du vendredi 7 mars 2025.