Mercutio à l’Opéra de Bordeaux, aux côtés de Pene Pati © Éric Bouloumié
En quelques années, Philippe-Nicolas Martin s’est imposé comme l’un des jeunes barytons français les plus talentueux. Apprécié pour l’élégance de son chant et la clarté de sa diction, les grands rôles de baryton s’ouvrent désormais à lui : Albert dans Werther, Belcore dans L’Elixir d’amour, Marcello dans La Bohème, Papageno dans La Flûte enchantée, Mercutio dans Roméo et Juliette… Entre Les Nuits d’été stéphanoises et la reprise de Fortunio à l’Opéra-Comique, il nous a accordé un entretien riche et passionnant !
Philippe-Nicolas Martin, c’est vous qui m’avez appris hier soir la disparition de Jessye Norman…
Une couleur vocale sublime… Mais aussi une très belle artiste, qui a abordé des répertoires tellement différents : Rameau, Mozart, Strauss, Verdi, Massenet, Schönberg… Elle est également admirable pour ses engagements, notamment en faveur de l’éducation aux États-Unis.
De telles légendes du chant sont-elles intimidantes pour un jeune chanteur ? Inspirantes ?
Cela vous tire vers le haut. Même s’il ne s’agit évidemment pas d’imiter les chanteurs, contemporains ou du passé. Certes, il m’arrive, lorsque je rencontre une difficulté, sur un plan musical ou technique, d’écouter comment s’en sort tel ou tel interprète – et je constate d’ailleurs parfois, avec une sorte de soulagement, que la difficulté n’est pas que pour moi ! Mais en règle générale, il faut toujours faire avec son propre instrument. Imiter en essayant de plaquer des pseudo « recettes », cela n’a guère de sens, d’autant que le chant n’est pas une science exacte : il ne suffit pas de dire « soulève le voile du palais » ou « abaisse la langue » pour que cela marche ! Apprendre le chant, c’est avant tout apprendre à connaître son corps. C’est un travail très minutieux, comme celui d’un horloger, et il faut apprendre à être de plus en plus précis tout en respectant le corps et la voix qui nous ont été donnés.
Quel est le rôle du professeur de chant dans ce long processus ?
Il est essentiel, plus encore me semble-t-il que pour un instrumentiste. Car dans le cas d’un chanteur, notre perception du son est d’autant plus faussée que nous sommes, en quelque sorte, notre propre instrument. D’où l’importance, la nécessité d’une écoute extérieure. Le suivi d’un professeur de chant me semble primordial si l’on veut mener intelligemment une carrière : l’absence de recul peut en effet engendrer des défauts dont on ne se rend pas compte.
Revenons sur le point initial de ce cheminement, à savoir la façon dont vous êtes venu au chant…
À la base, j’ai une maîtrise de musicologie et un Capes de musique. Le chant m’a en quelque sorte été imposé, car dans mon cursus universitaire, il fallait, jusqu’à la licence, faire partie d’un chœur. J’ai pour ma part intégré celui du Conservatoire Régional de Marseille, qui était dirigé par Roland Hayrabedian. Au Conservatoire, (j’étais en supérieur, en solfège), ma professeure, qui trouvait que j’avais une voix intéressante, m’a conseillé de prendre des cours de chant, Roland Hayrabedian également. Mais à l’époque, cela ne m’intéressait absolument pas. J’ai malgré tout, un peu par hasard, présenté l’entrée en classe de chant lyrique au conservatoire d’Aix. Et j’ai été pris. Pourtant, le grand répertoire d’opéra ne m’intéressait pas du tout, je n’aimais l’opéra que jusqu’à Mozart et le répertoire du XXe siècle ! C’est très curieux parce qu’aujourd’hui j’adore le répertoire du XIXe siècle, et je m’y sens vraiment bien. Bref, comme j’étais titulaire d’un Capes, j’ai enseigné quelques années, jusqu’à ce qu’un jour, je prenne conscience que je voulais vraiment chanter et en faire mon métier. Un ami baryton bulgare m’a fait rencontrer Alexandrina Miltcheva : je suis allé travailler avec elle pendant toutes mes vacances scolaires, puis j’ai pris une disponibilité et j’ai vécu à Sofia pendant 5 mois. À mon retour j’ai présenté le CNIPAL (Centre national d’insertion professionnelle des artistes lyriques) et ma carrière a commencé.
Mai 2019 – Opéra Grand Avignon
Belcore, dans L’Elisir d’amore, de G. Donizetti
Avez-vous aujourd’hui un répertoire de prédilection ?
Mon répertoire est en fait assez éclectique: je chante du baroque (j’ai eu plusieurs engagements par le Centre de musique baroque de Versailles), mais je chante également Mozart, du bel canto, Puccini (La Bohème), le répertoire du XXe siècle : L’Enfant et les sortilèges, Les Caprices de Marianne de Sauguet ; j’ai participé à la création française de Coraline, le tout dernier opéra de Mark-Anthony Turnage. En fait, je suis incapable de dire quel est mon compositeur, ou même ma période préféré.e ! J’adore Rameau, c’est tout un monde qui s’est ouvert à moi quand je l’ai chanté pour la première fois. Mais je rêve aussi de refaire du bel canto (j’adorerais Dandini, Malatesta,…), plus tard Germont, Hamlet,… Dans l’immédiat, j’aimerais élargir mon répertoire côté bel canto, et, d’une manière générale, XIXe/début XXe siècles.
Pelléas ?
On m’en parle souvent, on me dit que cela devrait bien me convenir… Mais l’occasion ne s’est encore jamais présentée.
Donc vous ne souhaitez pas vous spécialiser dans tel ou tel domaine ?
Quand bien même je le voudrais, ce serait difficile ! Autrefois, certains chanteurs pouvaient se permettre de faire leur carrière autour de 5 ou 6 rôles, et de devenir meilleurs à chaque fois qu’ils les chantaient parce que, nécessairement, ils pouvaient approfondir leur interprétation. Aujourd’hui, les lois du marché et les demandes des théâtres font que cela est devenu moins fréquemment possible.
Comment appréhendez-vous le jeu scénique en tant que chanteur d’opéra ?
Caractériser le personnage, c’est une démarche à la fois vocale et scénique. C’est d’autant plus vrai que, lorsqu’il s’agit d’un bon compositeur, la musique induit déjà certaines choses sur le plan scénique. Lors du travail avec le metteur en scène, il peut arriver de ne pas être d’accord, ou alors de ne pas percevoir tout de suite la finalité de son travail, ou encore de ne pas avoir perçu telle facette du personnage que j’incarne. Mais je suis évidemment ouvert à la discussion, et je me considère comme étant au service de la vision du metteur en scène – même si un interprète peut bien sûr aussi apporter quelque chose à la vision de l’œuvre.
Juin 2017 – Opéra de Saint-Etienne. Le Héraut du roi dans Lohengrin, de R. Wagner
Une des caractéristiques de votre chant réside dans la grande clarté de votre diction. D’où cela provient-il ? Avez-vous sur ce point une certaine facilité ? Est-ce le fruit d’un travail particulier ?
Les deux… J’ai peut-être une certaine facilité, mais il faut reconnaître aussi qu’il est sans doute plus aisé pour un baryton de bien articuler que, par exemple, pour un soprano colorature. Mais c’est aussi un travail et un effort constant. Bien articuler demande au chanteur un surcroît d’énergie. Ceci dit, les bénéfices s’en font vite sentir, y compris sur le plan vocal : un soin particulier accordé à la prononciation peut par exemple améliorer l’émission vocale.
Vous venez de remporter un grand succès dans Les Nuits d’été de Berlioz que vous avez chantées à Saint-Étienne…
J’aime beaucoup me produire en concert même si le stress est plus fort qu’à l’opéra, où on a une équipe, les décors, les costumes, les lumières, on a à peine le temps de voir le public pour qui on chante, alors qu’en concert on est seul face à lui, c’est presque comme une mise à nu. Concernant Les Nuits d’été, c’est une œuvre magique mais tellement difficile… Prenez la 5e nuit, « Au cimetière », en apparence très simple : elle demande une concentration extrême. « Connaissez-vous la blanche tombe / Où flotte avec un son plaintif / L’ombre d’un if ? » Berlioz a mis en musique ce concept de « flottement » ! Rythmiquement, les temps forts ne tombent pas en même temps que ceux de l’orchestre, les structures ne sont pas régulières,… Tout participe de ce flottement !
Sur les lagunes – H. Berlioz (Nuits d’été) – Philippe-Nicolas Martin (baryton) LIVE
Un mot sur votre actualité ?
Je viens donc de chanter Les Nuits d’été à Saint-Étienne ; auparavant, j’étais à Bucarest pour Jeanne au bûcher. Je vais bientôt être Landry dans Fortunio de Messager à l’Opéra-Comique, et cette saison, je chanterai également dans L’Enfant et les sortilèges à Limoges, je serai Mercutio dans le Roméo et Juliette de Bordeaux, le Contremaître dans Jenůfa à Toulouse, et je chanterai également Ping et le Mandarin dans Turandot à Lille en juillet.
Questions QUIZZZ...
1. Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter (même s’il n’est pas ou pas encore) dans vos cordes ?
Eugène Onéguine.
Mais j’adorerais également chanter Thésée dans Hippolyte et Aricie, Yeletski dans La Dame de Pique, Fritz dans Die tote Stadt. Ou, un jour, Wotan…
2. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
Vivre de sa passion, c’est extraordinaire et c’est une chance, un luxe ! On ne doit jamais l’oublier.
3. Ce qui vous plaît le moins ?
Ne pas savoir de quoi l’avenir sera fait. Il semble de plus en plus difficile de faire une carrière longue. J’espère que sera le cas pour moi !
4. Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
Je ne pense pas que je serais resté professeur, même si j’ai eu du plaisir à exercer ce métier. C’est un métier exigeant et difficile, et qu’on dénigre aujourd’hui beaucoup trop facilement ! Le public scolaire est un reflet de la société, et beaucoup de problèmes sociétaux se retrouvent très vite et très profondément dans les salles de classe. Aujourd’hui, si je devais ne plus faire de musique, je travaillerai dans l’écologie.
5. Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Je vais citer quatre grands centres d’intérêt : les langues étrangères ; l’art ; les voyages ; et le sport. J’aime notamment la plongée sous-marine, même si je suis très triste de constater, lorsque je la pratique, à quel point nos fonds sous-marins ont été dévastés…
6. Un livre ou un film que vous appréciez particulièrement ?
En ce moment, je me régale en lisant un livre que tout le monde croit connaître sans le connaître vraiment : Les Mille et une nuits !
Sinon, la littérature regorge de tant de chefs-d’œuvre… J’adore notamment Les Raisins de la colère de Steinbeck, et la littérature russe et américaine en général : Tolstoï, Gogol, Truman Capote, Ernest Hemingway,…
J’aimerais bien citer également deux livres en dehors du champ littéraire : de Jared Diamond, Collapse (Effondrement), et Vers la sobriété heureuse de Pierre Rabhi.
7. Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
L’écologie ! Je suis d’un naturel optimiste, mais il est de plus en plus difficile de l’être en voyant à quel point l’homme se soucie peu de son environnement et de l’avenir de la planète. Bien sûr, chacun peut agir à son niveau et il me semble qu’il y a une prise de conscience individuelle réelle du problème, mais je ne crois pas que les politiques aient vraiment le désir de changer les choses ; ce serait, bien souvent, aller contre leurs propres intérêts…
Interview réalisée par Stéphane Lelièvre en octobre 2019