Crédit photos (sauf avis contraire) : © Delphine Royer/Julien Fournié
Elle n’est pas venue tout de suite au chant classique : « Ce n’était pas possible, il me fallait faire mon deuil », nous explique-t-elle, évoquant pudiquement la disparition de son père le chef Marcello Viotti en 2005, à l’âge de 50 ans. Elle a depuis, rattrapé le temps perdu – à moins, comme elle le dit-elle-même, que ce ne soit la musique, sa vraie vocation, qui ne l’ait rattrapée ! Déjà invitée sur les plus grandes scènes internationales, Marina Viotti revient pour Première Loge sur son parcours, ses passions, ses coups de cœur, ses révoltes – mais aussi ses projets, parmi lesquels une inattendue Voix humaine prévue en décembre prochain à Lisbonne, sous la houlette de son frère Lorenzo.
Comment allez-vous Marina, en ces temps un peu compliqués ? En raison du Coronavirus, vous avez dû renoncer à 3 Rosine – qui est actuellement un peu votre rôle fétiche. L’une était prévue à Dresde, l’autre à Barcelone, la troisième aux Soirées Lyriques de Sanxay…
La situation est évidemment douloureuse pour les artistes… Il y a des métiers qui peuvent tolérer une adaptation et être pratiqués à la maison. Ce n’est pas notre cas : comme les sportifs, nous avons impérativement besoin du « terrain ». Quel crève-cœur de voir tant de spectacles annulés, parfois des saisons entières comme celle du Met ! Dans mon malheur, je dois cependant reconnaître que j’ai eu de la chance, car j’ai été confinée en famille, dans d’excellentes conditions ; mais c’est loin d’avoir été le cas pour tout le monde. J’ai fait en sorte, en tout cas, de retirer quelque chose de positif de cette expérience douloureuse.
C’est-à-dire ? En continuant à travailler pour vous-même ?
Sans objectif concret à la clé, je ne suis pas une très grande travailleuse ! Pour me motiver, je me suis donc lancée dans des collaborations artistiques avec des supports vraiment très intéressants comme l’application Acapella : j’ai ainsi enregistré un duo de Cosi fan tutte avec Vittorio Prato, ou un autre avec Adriana Gonzalez, mais aussi un répertoire moins classique : de la chanson française, du jazz,…
Così fan tutte : "Prendero quel brunettino"avec Adriana Gonzalez (et Iñaki Encina Oyón au piano)
Cela m’a permis deux choses : chanter avec d’autres collègues (c’est vraiment ce qui m’a le plus manqué pendant le confinement !), mais aussi me projeter dans des projets pour l’après-crise, car je me doutais bien que les salles ne pourraient toutes rouvrir immédiatement dans des conditions optimales. J’ai ainsi élaboré un récital guitare-voix, mais aussi construit un spectacle qui a ouvert la saison de l’Opéra de Lausanne, avec quelques musiciens sur scène, un danseur, et une trame permettant de relier les pages musicales entre elles, de façon à proposer également une petite mise en scène..
Récital Mariana Viotti (mezzo-soprano) et Gabriel Bianco (guitare)
Cet été il y a eu les Arènes de Vérone, cela a dû être une belle émotion que de pouvoir chanter de nouveau et dans un tel cadre !
Qui plus est avec le rondeau final de Cenerentola , une page qui m’avait jusqu’alors toujours fait un peu peur. Je l’ai d’ailleurs chantée de nouveau à Orange pour Musiques en fête, c’est devenu mon air de l’été 2020 ! J’ai toujours rêvé de chanter ce rôle, et grâce à ces deux concerts, on me l’a proposé, donc je me réjouis !
Cenerentola au Théâtre antique d’Orange
Rosine, Cenerentola, Le Turc en Italie (NDR : Marina Viotti nous accorde cet entretien alors qu’elle interprète le rôle de Zaida dans Le Turc en Italie à Bilbao) : on a tendance à penser immédiatement bel canto (et spécifiquement Rossini) quand on évoque votre nom. Mais lorsqu’on regarde votre répertoire, il est en fait assez vaste : il y a de l’opéra français, de l’opéra russe, des lieder, de la chanson française,…
Je suis une personne très curieuse par nature, et je m’efforce de m’intéresser à tout. J’adore la musique et la langue russe ; j’aime beaucoup le lied, notamment pour les liens qui se tissent entre la musique et le texte (je suis littéraire de formation, la littérature a toujours été ma plus grande passion avec la musique !) Mais c’est vrai qu’actuellement, mon terrain de prédilection c’est le bel canto : je m’y sens très à l’aise et c’est un répertoire qui permet de conserver à la voix une certaine fraîcheur. C’est une musique saine, qui met la voix au premier plan et qui ne génère chez moi aucun stress, ce qui est extrêmement appréciable ! Quant au répertoire français, j’ai hâte de pouvoir me lancer dans certains grands rôles, comme Charlotte ou Dalila, mais il me faut encore être un peu patiente… En attendant, je chante beaucoup de mélodies françaises : Fauré, Duparc, Poulenc… et du crossover !
À propos de Poulenc, vous allez vous lancer très prochainement dans l’aventure de La Voix humaine !
Oui, ce sera à Lisbonne, en novembre. Poulenc est peut-être mon compositeur préféré. En tout cas, Dialogues des carmélites est l’opéra qui me bouleverse le plus. Poulenc possède cet art rare consistant à mettre un texte dans la voix et à nous le faire chanter comme si on le parlait… C’est en fait mon frère Lorenzo, qui dirige le Gulbenkian Orchestra, qui m’a proposé ce projet. J’en attends beaucoup : c’est une œuvre qui, je pense, fait grandir sur le plan de l’interprétation, en ce sens qu’il faut pouvoir changer en une seconde de visage, d’état d’esprit, d’expressivité. C’est aussi un vrai challenge pour moi : comment transmettre une émotion aussi forte sans être submergée par elle ?
Un challenge que votre frère vous aidera peut-être à relever : que représente pour vous le fait de travailler avec lui ? C’est rassurant ? Stressant ? Cela change-t-il quelque chose à votre façon de travailler ?
Nous avons travaillé ensemble pour la première fois l’an dernier, c’était pour nos débuts à la Scala, dans Roméo et Juliette. J’ai été contactée tardivement pour le rôle, j’ai accepté sans même savoir que c’était mon frère qui dirigeait ! Travailler avec Lorenzo, c’est rassurant et agréable dans la mesure où nous percevons, nous appréhendons la musique de façon très similaire. Partager des moments de complicité ensemble hors scène était un bonheur. En même temps, cela ne change finalement pas grand-chose : quand je suis sur scène, c’est mon chef, tout simplement !
Stéphano à la Scala de Milan © Brescia e Amisano
Revenons sur l’importance que vous accordez au texte : vous avez une diction d’une très grande clarté. Est-ce une qualité que vous possédez naturellement, ou est-elle le fruit d’un long travail ?
Pour l’allemand, ça a été un énorme travail (j’ai eu la chance de travailler avec des professeurs allemands, spécialistes du lied, Heidi Brunner et Rudolf Piernay). Pour le russe également. Mais pour les autres langues, je n’ai pas l’impression d’avoir fait un effort particulier, il me semble que c’est assez naturel. J’accorde tellement d’importance au texte qu’il n’est pas exclu que je module plus ou moins inconsciemment la couleur de ma voix de façon à le rendre le plus intelligible possible !
Jacques Brel, « La Chanson des vieux amants »
Un double CD de lieder de Brahms vient de paraître. Vous y chantez aux côtés de Rachel Harnisch et Yannick Debus, et Jan Schultsz vous accompagne. Comment est né le projet de cet album ?
C’est une histoire assez amusante… Jan Schultsz est à l’origine du projet. Alors que je poursuivais mes études, à l’HEMU, Jan faisait toujours partie du jury de tous mes récitals de fin de diplôme. J’y avais notamment chanté les Zigeunerlieder de Brahms. Il m’avait dit alors :
« Tu verras, un jour, nous les ferons ensemble… ». Je ne l’avais pas vraiment cru, mais visiblement, pour lui, ce n’était pas une parole en l’air ! Quant à Rachel Harnisch, elle avait également été dans le jury d’un concours que j’avais passé quelques années auparavant afin d’obtenir une bourse. Avec Rachel, c’est une très belle rencontre artistique : nous avions déjà constaté, à l’occasion d’un Requiem de Verdi, que nos deux voix se mariaient tout naturellement, nous n’avons donc pas besoin d’échanger des heures ni d’essayer mille choses avant d’aboutir à ce que l’on souhaite. J’ai malgré tout un peu hésité avant d’accepter, je craignais de ne pas être tout à fait légitime : je ne suis pas allemande, et je pensais manquer un peu de maturité pour un tel répertoire… Mais finalement, le fait d’être entourée de deux grands spécialistes du lied a fait tomber mes craintes !
Il y a donc ce CD, il y a eu Lausanne, Genève, Strasbourg, la Scala, Vérone, il y aura bientôt le Bolchoï (toujours avec Rosine), Barcelone avec le double rôle de Nicklausse et la Muse… On a l’impression que tout va vraiment très vite pour vous ! Comment gère-t-on le succès et la rapidité avec laquelle une carrière prend son envol ? Cela ne donne-t-il pas un peu le vertige ?
J’ai beaucoup de chance, dans la mesure où ma carrière se développe de façon très progressive : bien sûr, je chante déjà sur des scènes internationales et c’est fantastique, mais sur ces grandes scènes, j’assure le plus souvent des seconds rôles, ce qui me permet de ne pas du tout avoir de stress et de continuer à faire mes preuves, de construire les choses tranquillement. En revanche, sur les scènes un peu moins grandes, je m’essaie à certains premiers rôles, et donc les choses s’équilibrent très bien : à la Scala c’était Stéphano, mais à Strasbourg c’était Rosine. Après Strasbourg, je peux proposer Rosine au Liceu ou au Bolchoï. En fait, j’ai le sentiment de faire mon métier tout en continuant à me former, à progresser, sans pression, en gardant les pieds sur terre.
Questions Quizzz…
Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter ? – même s’il n’est pas du tout dans vos cordes !
Scarpia ! Ou Tosca… Ou n’importe quel rôle de basse-bouffe !
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
Le fait de ne jamais s’ennuyer : on est chaque jour quelqu’un d’autre !
Ce qui vous plaît le moins ?
La situation actuelle, qui nous fait prendre conscience de la fragilité des choses, mais aussi du peu de cas qu’on fait, trop souvent, des activités artistiques… Il est triste de constater que les théâtres, les artistes, sont à l’origine de nombreuses initiatives et font preuve de créativité afin que la culture ne meure pas (je pense au récent concert solidaire Unisson, ou à des dispositifs tels celui de l’Opéra de Zurich qui a construit une salle provisoire dans laquelle l’orchestre joue afin qu’il n’y ait pas trop de personnes en même temps dans le théâtre…), alors que les gouvernements, a contrario, restent frileux sur la question, quand ils devraient être forces de propositions…
Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Le sport ! Ici à Bilbao, je pratique le padel tennis, le surf et le golf.
Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
J’aurais sans doute enseigné les lettres ! J’adore enseigner, et je donne d’ailleurs actuellement des conseils à des jeunes chanteurs, sous la forme de coaching : il n’y a rien de plus gratifiant que de constater les progrès des ses élèves, de voir un sourire arriver sur un visage lorsqu’un problème est résolu !
Une œuvre autre que musicale que vous appréciez particulièrement ?
L’Écume des jours.
Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
L’injustice est quelque chose qui m’a toujours révoltée. Actuellement, il me semble que le monde de l’art en est particulièrement victime.
Propos recueillis par Stéphane Lelièvre le 20 octobre 2020
L'actualité de Marina Viotti
Le Barbier de Séville (Rosine) – Moscou, Théâtre du Bolchoï – novembre 2020
Wesendonck Lieder – Lausanne – novembre 2020
Concert Brahms – Bern – Décembre 2020
La Voix humaine – Lisbonne – décembre 2020
Les Contes d’Hoffmann (Nicklausse, la Muse) – Barcelone – janvier/février 2021
Alcina (Bradamante) – Strasbourg – mai/juin 2021
Pour suivre Marina Viotti :