Crédits photos : J.B. Millot / Erato
Rencontre avec Sabine Devieilhe
Huit ans de carrière à peine, et pourtant Sabine Devieilhe est devenue l’une des sopranos françaises les plus appréciées et les plus demandées du moment. Son timbre lumineux et frais, sa grande agilité vocale et surtout son exquise sensibilité musicale lui valent des triomphes sur les principales scènes françaises mais aussi à Bruxelles, Amsterdam, Glyndebourne, Milan, Zürich, Vienne ou Londres. Nous l’avons rencontrée après la sortie de son album de mélodies françaises (Chanson d’amour, Erato) enregistré avec la complicité d’Alexandre Tharaud et alors qu’elle s’apprête à reprendre le rôle de la Reine de la Nuit dans la production de La Flûte enchantée de Robert Carsen à l’Opéra Bastille (à partir du 12 janvier).
Votre carrière, Sabine Devieilhe, est à la fois relativement récente mais déjà bien établie. Avez-vous rencontré des obstacles dans votre parcours ?
J’ai eu la chance de ne pas avoir d’obstacle instrumental. Étant soprano léger, j’ai commencé avec une tessiture et une voix assez faciles, dont plusieurs caractéristiques se retrouvent encore aujourd’hui dans ma voix. C’est une grande chance ! Avec un instrument comme le mien, on naît avec une tessiture à peu près comparable à celle que l’on aura au plus fort de sa carrière, ce qui n’est pas du tout le cas chez tous les chanteurs. À côté de cela, notre parcours est semé de petites étapes qui sont parfois décisives : passer sa première audition, chanter devant un public, gérer son trac. C’est pour cela que construire une carrière implique de se charger de toutes les choses positives qui nous arrivent : les bons conseils en cours de chant, le public qui nous applaudit à la fin d’un morceau, la famille qui nous soutient.
Est-ce qu’il y aurait un conseil en particulier qui vous aurait marqué au cours de votre trajectoire ?
Ne jamais dénaturer la voix. Cela paraît évident, mais quand on est en études de chant, pour une voix comme la mienne, fluette et petite, l’écueil aurait été de chercher à la rendre plus lyrique par des techniques surfaites. Désormais, la connaissance de mon instrument, c’est-à-dire la manière dont je chauffe, la façon dont je connais mes passages, mais aussi la façon dont je me connais humainement fait que je me présente à la première répétition alignée avec qui je suis. Cela me permet de créer une relation de travail avec un chef ou un metteur en scène et de chercher des couleurs dans mes possibles.
Quels sont pour vous les avantages et les inconvénients de la tessiture de soprano colorature ?
L’inconvénient, c’est de se cantonner à ce que les gens attendent, c’est-à-dire une certaine forme de perfection, ce côté cristallin quasi inhumain. L’avantage, c’est de prouver qu’on n’y est pas réduite. On va donc surprendre le public à éprouver des choses autres que le plaisir de l’extrême, car les compositeurs ont exploré tout l’ambitus de notre voix. Sans parler de toute la dimension théâtrale de notre jeu. Toutes ces notes extrêmes ne sont que des prétextes pour être plus en colère, plus amoureuse, plus folle.
Parmi vos prises de rôles, quelles ont été celles les plus marquantes pour vous ?
Mélisande est un rôle que je chérissais en lisant la partition et en écoutant Anne Sofie von Otter, une voix pourtant très différente de la mienne. J’étais complètement subjuguée par cette œuvre et ce personnage, mais aussi par le personnage de Golaud. Si je pouvais chanter Golaud un jour… Cela semble compromis ! Mais j’ai tout de même pu chanter Yniold, et j’ai adoré aussi. À côté, je ne peux pas passer outre le rôle de Lakmé que j’ai chanté la première fois en 2012. J’avais eu mon prix un an plus tôt, et en sortant du Conservatoire c’était une énorme chance que de savoir que j’allais avoir cette prise de rôle à l’Opéra de Montpellier dans une mise en scène de Vincent Huguet. J’ai appris énormément de choses grâce à cette production : jouer l’amoureuse, mourir sur scène, sentir la salle vibrer sur des contre-mi. J’en garde un souvenir merveilleux.
Sans parler de Zerbinette dans Ariane à Naxos de Strauss, qui illustre bien l’endroit où j’aimerais pouvoir me situer. Dans ce personnage, il y a cette légèreté quasi mozartienne avec cette influence classique dans l’écriture, mais aussi ce lyrisme et ce romantisme somptueux, notamment dans le duo avec Le Compositeur. La souplesse que demande ce rôle est une grande école de chant.
Vous avez abordé Amina dans La Sonnambula de Bellini au TCE il y a quelque temps et chantez également La Fille du régiment de Donizetti. Le bel canto est-il un répertoire qui vous séduit particulièrement, ces temps-ci ?
Mes envies de répertoire ont toujours été très variées. J’ai toujours envie de garder un pied dans la musique ancienne et de créer des œuvres d’aujourd’hui, avec entre les deux Mozart, la musique française, un peu de Strauss, en somme tout ce que ma voix me permet d’aborder. Et le bel canto fait partie de mes envies. Par ailleurs, la soprano Krassimira Stoyanova, que j’admire énormément et avec laquelle je chantais dans Ariane à Naxos à la Scala l’an passé m’a donné son conseil à elle : « Tous les ans, fais du bel canto ». Une manière de dire que le bel canto est un baume pour la voix, et qu’il faut en profiter dès que possible pour garder la souplesse de la voix sur toute la tessiture. Donc je pense que je vais écouter Krassimira et programmer un peu de bel canto.
L’an passé vous avez créé avec l’artiste Superpoze un projet hybride articulant musique classique et électronique autour de la compositrice mystique du XIIe siècle Hildegarde de Bingen (1098-1179). Que retenez-vous de cette expérience ?
Je connaissais Superpoze de réputation et par sa musique que j’apprécie beaucoup, car j’écoute pas mal d’électro. Donc je me suis assez peu posé la question et j’ai tout de suite accepté. S’en sont suivies des répétitions très intéressantes sous la forme de laboratoires d’expérimentation. On a d’abord élaboré une trame à la table avec ce dont on avait besoin chez Hildegarde de Bingen, ce qui nous faisait envie ou peur, et à la fin nous avions chacun une sorte de partition avec des lettres, et un vocabulaire de sons que l’on savait quand utiliser, comme un petit réservoir d’idées. On a donné deux fois cette performance autour d’Hildegarde de Bingen, à chaque fois très différentes. Nous avons eu beaucoup de propositions pour reprendre ce projet, voire l’allonger pour en faire un vrai programme de récital. C’est en cours de réflexion !
Julia Kleiter (Pamina), Sabine Devieilhe (la Reine de la Nuit) et Franz Joef Selig (Sarastro) dans La Flûte enchantée à l’Opéra de Paris Bastille. © A. Poupeney/OnP
Vous allez retrouver la scène de l’Opéra de Paris en janvier pour incarner la Reine de la Nuit dans la production de La Flûte enchantée de Robert Carsen. Avez-vous déjà été en opposition avec des propositions de metteurs en scène ?
Pour Le triomphe du temps et de la désillusion de Haendel au Festival d’Aix-en-Provence, je n’adhérais pas du tout à la façon de travailler de Krzysztof Warlikowski. Nous nous sommes confrontés, c’était musclé, mais j’étais très bien entourée au Festival et tout s’est bien terminé. Le travail avec lui a été très riche, et j’ai adoré incarner cette jeune fille suicidaire. À une autre occasion, cela m’est arrivé de ne pas être du tout en adéquation avec la vision du metteur en scène. J’ai rongé mon frein et travaillé un peu en parallèle, ce que font parfois chez les chanteurs dans cette situation. On cherche au maximum à adhérer à l’envie du metteur en scène et au chef, mais parfois, il n’y a pas de point de rencontre. Sans faire naître un conflit, je me suis donc affranchie de certaines directives pour faire un peu ce dont j’avais envie.
Vous venez d’enregistrer avec le pianiste Alexandre Tharaud un CD de mélodies françaises intitulé Chansons d’amour. Comment votre collaboration est-elle née ?
Nous nous sommes rencontrés il y a 5-6 ans lors d’un featuring pour son CD autour de Rachmaninov, où je chantais la Vocalise. J’étais assez intimidée parce que je connaissais son travail.
Qui plus est, il a quelques années de plus que moi et une carrière plus établie que la mienne. Nous nous sommes très bien entendus et nous sommes par la suite invités l’un et l’autre sur nos disques respectifs et en concert. En ce qui concerne Chansons d’amour, j’avais en moi l’envie de graver un disque de musique française, qui fait partie de mon répertoire depuis toujours. C’est une école du chant, mais aussi de la poésie française. On a passé une semaine dans une sorte de salon de réception à Berlin qui s’appelle la Siemensvilla, un lieu très joli, tout en bois, avec une belle atmosphère et un esprit Belle Époque. Nous nous sommes régalés !
Si vous deviez choisir une chanson d’amour en particulier ?
Il y en a deux. Au bord de l’eau de Fauré, qui me semble être un manifeste de ce qu’il faudrait retenir de cette crise sanitaire, soit arrêter le temps, se regarder dans le blanc des yeux et revenir à cette petite chose en nous qui nous dit que tout ira bien. C’est une merveille de composition. On voit que tout passe, mais qu’on ne laisse pas passer les choses qui nous sont importantes. La deuxième est le cycle des Ariettes oubliées de Debussy, mon coup de cœur d’adolescente. C’est l’éveil de la sensualité dans l’Extase langoureuse, avec ce travail du chromatisme et cette merveille de la demi-teinte chez Debussy. À nouveau, c’est un petit monde en soi. Je suis obsédée par cette mélodie.
L’actualité de Sabine Devieilhe
- 16, 19, 23, 25 et 29 novembre
Récital Debussy, Fauré, Poulenc, Ravel avec A. Tharaud (Madrid, Milan, Bordeaux, Luxembourg, Lyon). - 06 janvier :
Airs de Mozart (Bruxelles) - à partir du 12 janvier :
La Flûte enchantée (Paris, Opéra Bastille) - 18, 20 et 25 février :
Mozart et Strauss avec M. Pordoy (Rennes, Londres et Vienne)
Pour suivre Sabine Devieilhe : sabinedevieilhe.com