Récemment invité à Munich pour Mignon d’Ambroise Thomas, Pierre Dumoussaud a dirigé Pelléas et Mélisande à Bordeaux il y a à peine trois mois. Une œuvre qu’il s’apprête à retrouver à l’Opéra de Rouen (après un petit détour dans la Lune grâce à Offenbach…), avec une distribution on ne peut plus prometteuse… Rencontre avec l’un des chefs français les plus brillants de la jeune génération.
Pierre Dumoussaud, peut-on revenir sur les événements importants qui ont lancé votre carrière ?
Il y a eu, entre autres dates, deux événements importants : le Concours International de Chefs d’Orchestre d’Opéra organisé par l’Opéra Royal de Wallonie en 2017, qui a contribué à orienter ma carrière vers l’opéra, et auparavant le Don Carlo de l’Opéra de Bordeaux en septembre/octobre 2015, où je remplaçais Alain Lombard. L’Opéra de Bordeaux est presque devenu comme une seconde famille : j’y suis arrivé comme assistant quand j’avais 24 ans. Mon contrat a duré deux ans, mais la maison s’est, depuis, toujours montrée fidèle avec moi.
J’ai en fait été initié au lyrique assez tard. Je suis à la base instrumentiste d’orchestre[1] ; c’est un genre qui ne me parlait guère, mon univers c’était plutôt Le Sacre du printemps ou la 4e de Brahms ! j’ai assisté à mon premier opéra à l’âge de 14 ou 15 ans. C’était une Traviata à Garnier avec José Van Dam. Le premier opéra dans lequel il m’a été donné donné de travailler, c’était le Don Giovanni vu par Tcherniakov au festival d’Aix-en-Provence. J’avais 23 ans. Ce Don Giovanni a été pour moi une plongée vertigineuse dans un monde totalement nouveau. Ce qui m’a sans doute le plus fasciné, c’est la collaboration des différents corps de métier au service d’un même but : la réussite du spectacle. Mon amour pour les voix s’est ensuite développé, même si je les ai toujours aimées (j’ai commencé comme chef de chœur à 14 ans).
Le quatrième acte de Carmen au premier concours international de chefs d'orchestre de l'Opéra Royal de Liège-Wallonie en 2017
Vous vous apprêtez à diriger Pelléas et Mélisande à Rouen, après l’avoir dirigé il y a à peine trois mois à Bordeaux…
Effectivement. Les distributions de Rouen et de Bordeaux sont différentes, mais superbes toutes les deux[2]… À Bordeaux, les représentations ont été remplacées par l’enregistrement d’une nouvelle intégrale discographique. C’est une belle consolation, même si c’était malgré tout un peu stressant : l’idée de faire un disque s’est prise sur le tard, mais les conditions de répétition et de travail sont restées les mêmes, or on ne se prépare pas de la même façon à un disque, dont on sait qu’il « restera », qu’à une production par définition éphémère.
Quoi qu’il en soit, à Bordeaux comme à Rouen, nous devons faire sans le public : c’est terrible car c’est le public qui rend véritablement le spectacle vivant et qui fait qu’une représentation ne ressemble pas à une autre. C’est quelque chose que j’ai vraiment compris en dirigeant des opéras-comiques ou des opéras-bouffes. La réactivité du public à certaines paroles, les rires suscités par certains bons mots, la profondeur des silences ne sont pas les mêmes d’un soir à l’autre, et cela influe indéniablement sur les interprètes et leur façon de dire le texte ou chanter la musique.
Votre répertoire est déjà extrêmement varié : vous avez dirigé aussi bien du bel canto (Lucia) que le répertoire italien plus tardif (Madame Butterfly), des œuvres légères (Les P’tites Michu de Messager, Le Voyage dans la lune d’Offenbach), des œuvres plus récentes (Britten) et même une création (La Princesse légère de Violeta Cruz) : comment fait-on pour s’approprier des styles aussi différents ? Est-ce là selon vous l’une des difficulté majeures de la fonction de chef d’orchestre ? Ou bien la principale difficulté du métier réside-t-elle dans la maîtrise technique ? Le relationnel ?
Plus encore que les compétences qui relèvent de l’artistique et du musical, il me semble que les qualités que doit posséder un chef d’orchestre ressortissent au domaine du psychologique, du relationnel, parfois même du management. Le problème, c’est que ce sont des choses qui ne s’apprennent pas : on découvre sur le terrain si on est fait pour ça ou pas. Avant même la maîtrise technique, ce qui doit primer, c’est le souffle qui va emporter toute le monde, la vision, l’incarnation d’une œuvre et l’aptitude à la faire partager. Une autre difficulté réside dans le fait d’être un nomade, de rencontrer des personnes, des orchestres qu’on ne connaît pas. On dispose de peu de temps pour comprendre l’énergie d’un groupe, ses enjeux, parfois ses tensions… Cela demande beaucoup de sérénité et de patience. Sur ce plan, l’opéra est, pour moi, plus confortable que le symphonique : on a plus le temps de tisser des liens, ne serait-ce que parce qu’il y a la plupart du temps d’assez nombreuses représentations !
Vous aimeriez vous « poser », pour pouvoir construire des choses dans la durée ?
Bien sûr : la situation actuelle nous rappelle, de façon un peu cruelle, qu’on travaille avant tout pour le public, on ne s’en est jamais autant rendu compte que depuis qu’il est absent ! J’aimerais beaucoup travailler sur un territoire, pour un public précis, et prendre le temps de construire les choses pour ce territoire et en direction de ce public. Cela permettrait par ailleurs de faire un travail de fond avec l’orchestre, d’en comprendre les ressorts, les forces qui s’y affrontent pour avancer ensemble d’un point A vers un point B – ce qu’on fait déjà lorsqu’on est chef invité, mais de façon évidemment plus rapide et plus ponctuelle. Je ne suis pas pressé, il faut trouver le bon « territoire » et les bonnes conditions, mais cela arrivera un jour et ce sera une belle étape.
Avec La Princesse légère ou encore le livre-CD Un amour de tortue de Roald Dahl sur une musique d’Isabelle Aboulker (Gallimard Jeunesse), vous avez participé à des projets destinés au jeune public.
C’est une préoccupation essentielle pour moi. Les artistes peuvent former les enfants à l’art, à la musique, à la culture, mais pas seulement : il s’agit d’une formation plus générale encore. Par exemple, le fait que les cheffes d’orchestre aient enfin acquis un peu plus de visibilité permet aux enfants de prendre conscience que ce métier n’est pas réservé qu’à une seule catégorie d’individus !
Il faut que les petites filles aient la possibilité de se projeter dans cette fonction, et que les enfants puissent se dire que le chef d’orchestre n’est pas forcément un monsieur, vieux et blanc ! Par ailleurs, il est évident qu’il y a un enjeu d’importance par rapport au renouvellement du public : qui va venir occuper nos salles dans 10, 15 ou 20 ans ? Nous devons travailler en ce sens, et sur ce plan la visibilité des jeunes artistes (chefs ou chanteurs) est primordiale : les enfants se projettent sans doute plus facilement dans cet univers lorsqu’ils voient des jeunes pratiquer ces métiers.
Même si les œuvres que vous dirigez, on l’a vu, sont très variées, y a-t-il un répertoire vers lequel vous vous sentez plus attiré ?
À chaque fois que je dirige une œuvre, quelle qu’elle soit, je suis toujours convaincu que c’est la plus belle œuvre au monde ! On ne peut pas passer autant de temps sur une partition, à se l’approprier, à l’étudier, à prendre position sur presque chacune des notes qui la constituent sans être convaincu qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre. Je suis en tout cas toujours dans cet état d’esprit, que je dirige Le Bœuf sur le toit de Milhaud, Lucia de Donizetti ou Pelléas de Debussy. Ceci dit, c’est vrai que je me sens particulièrement bien dans le répertoire romantique français, sans doute parce ce que le fait qu’il s’agisse de ma langue natale me permet d’approfondir le travail sur le sens, les mots, les liens texte/musique. Le fait qu’on me demande de diriger Mignon au Bayerische Staatsoper fait sens pour moi, dans la mesure où j’espère pouvoir apporter avec moi ma connaissance de la prononciation de la langue française. Sur ce plan-là, Pelléas constitue une forme d’aboutissement, et Massenet[3] en serait sans doute un autre.
Revenons, précisément, à Debussy : comment aborde-t-on une œuvre aussi particulière, au sein même du répertoire opératique, que Pelléas ?
Même si ma carrière est encore relativement jeune, je suis chef d’orchestre depuis 7 ans maintenant et je commence à avoir certains repères, certaines idées précises sur mon métier ou sur les œuvres. Or Pelléas a tout bouleversé en me ramenant à une humilité totale. Le matériau est tellement « liquide », insaisissable, truffé de symboles dont les significations sont si fluctuantes, que tout, chez moi, a été remis en cause : mon travail sur la partition, sur le texte, la façon de les aborder avec les chanteurs… À Bordeaux, nous avons travaillé à partir de la première version, celle de 1902, avant que Debussy n’opère de très importantes modifications sur sa partition. À Rouen, nous travaillons en revanche sur la partition traditionnelle (celle de 1904) ; mais en regardant la version (très) corrigée qui est conservée à Royaumont (elle date de 1905), je vois poindre encore de nouvelles choses… C’est extraordinaire pour moi de pouvoir me plonger dans toutes les strates de l’œuvre, de voir le compositeur « au travail », faisant évoluer son orchestration, en train choisir, essayer, renoncer,… Il y a par exemples certaines aspects de la partition originale de 1902 qui ont été supprimés en 1904, mais réintroduits en 1905. C’est fascinant de voir un compositeur de cette trempe-là hésiter, se tromper, revenir en arrière… Le rapport à la partition s’en trouve changé : elle nous paraît moins « gravée dans le marbre », immuable. Si Debussy a pu changer d’avis autant de fois, peut-être sommes-nous autorisés à la questionner à notre tour. J’espère en tout cas avoir d’autres occasions de diriger cet opéra, qui constitue pour moi un matériau inépuisable.
À côté de chefs-d’œuvres comme Pelléas, Carmen ou Lucia, il y a aussi dans votre répertoire Les P’tites Michu, Le Voyage dans la lune, Les Tréteaux de Maître Pierre : c’est important pour vous de diriger des œuvres peu connues, de participer à certaines redécouvertes ?
Quand on est un jeune artiste, l’intérêt de diriger des œuvres moins connues, c’est que le poids de la tradition est moindre, on ne croule pas sous les références et donc on ne se pose pas l’inévitable question : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir apporter à cette œuvre ? » (même si de fait, nous ne sommes pas là systématiquement pour « apporter quelque chose de nouveau » !) Cette idée de « terrain vierge » est importante pour moi, non seulement pour ce qui est des œuvres elles-mêmes, mais aussi pour la question de l’interprétation. Ainsi, dans le Pelléas que nous nous apprêtons à donner, plusieurs interprètes chanteront leur rôle pour la première fois[4]. Nous construirons donc les choses ensemble, avec un sentiment de liberté, sans avoir à prendre en compte ou nous défaire d’habitudes prises précédemment. On aborde Pelléas comme une bande d’adolescents qui découvriraient l’amour !
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[1] Pierre Dumoussaud est bassoniste de formation.
[2] Une série de représentations publiques de Pelléas et Mélisande aurait dû avoir lieu à l’auditorium de Bordeaux en novembre 2020. Les représentations ont été annulées, mais deux concerts ont cependant été organisés, qui donneront lieu à la parution d’une nouvelle intégrale discographique pour Alpha Classics, avec dans les rôles principaux Stanislas de Barbeyrac, Chiara Skerath et Alexandre Duhamel.
[3] De Massenet, Pierre Dumoussaud a déjà dirigé Werther en juillet 2018 à l’Opéra de Vichy, avec Jean-François Borras, Karine Deshayes et Jean-Sébastien Bou.
[4] Huw Montague Rendall sera Pelléas, Adèle Charvet Mélisande, Nicolas Courjal Golaud, Jean Teitgen Arkel, Lucile Richardot Geneviève.
Questions Quizzz…
Y a-t-il une œuvre encore jamais dirigée mais dont vous rêvez…
Tristan.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans votre métier ?
Boire des coups avec les chanteurs !
Ce qui vous plaît le moins ?
Être loin de ma famille.
Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté
À manger.
Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Cuisiner, jardiner, et depuis trois mois, m’occuper de mes deux jumeaux !
Une œuvre, autre que musicale, que vous appréciez particulièrement ?
Je pense spontanément à un autoportrait d’Egon Schiele, nu et allongé, que je trouve bouleversant.
Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Je ne sais pas si c’est vraiment une cause, mais je trouve très important que les gens apprennent à se connaître eux-mêmes…
- Le Pelléas de Rouen fera l’objet d’une captation et sera prochainement diffusé en streaming. Toutes les informations dans les brèves de Première Loge ! (Brève du 17 janvier)