Sophie Koch fait partie de cette poignée d’artistes lyriques qui, tout en ayant sa page dans deux éditions du Dictionnaire amoureux de l’Opéra [1] – excusez du peu ! – est loin des circuits consacrés et de la surenchère aux cachets, sachant mener de pair vie familiale, carrière internationale et, désormais, mission d’enseignante.
Nous l’avons rencontrée alors qu’elle a repris le chemin de l’Opéra de Marseille pour y interpréter la duchesse Federica dans Luisa Miller, sa première incursion dans le répertoire verdien. (Le spectacle est capté et sera bientôt visible en streaming).
Federica (Luisa Miller, Marseille 2021)
Même si vous n’avez pas eu l’occasion d’y interpréter vos plus grands rôles, vous avez une histoire particulière qui vous unit à ce théâtre ?
Mon tout premier rôle ici était Zerline, un personnage que j’aimais bien chanter, moi qui adore Mozart ! C’était un bon souvenir… Andreloun dans Mireille l’était un peu moins… (rire) car il y avait juste un air qui n’était de plus pas mis en scène – après cinq semaines de répétition ! – et où il fallait seulement que j’apparaisse derrière un faux rocher, avec une perruque blonde frisée ! Je me souviens pourtant du beau décor d’Albert-André Lheureux… Il y a eu ensuite ce fameux Gala Offenbach qui m’a permis de rencontrer Marc Barrard que je retrouve en Wurm dans cette production de Luisa Miller. Il y avait aussi Alain Vernhes, Marie Devellereau, Anne-Sophie Schmidt…
À la lecture des grandes étapes de votre carrière, on peut constater une fidélité à quelques scènes telles que Londres (le Covent Garden est la scène de vos débuts internationaux), Dresde, Munich, Vienne, Paris, Toulouse… Ce lien tissé avec ces maisons d’opéras – dont certaines ont une dimension patrimoniale dans l’histoire du genre – c’est le fruit du hasard ou c’est quelque chose que vous avez souhaité régulièrement entretenir ?
C’est peut-être une conjonction de choses : déjà, il y a le nom que je porte qui, pendant une quinzaine d’années, a prêté à confusion ! On m’a dit que j’étais autrichienne, suisse, suisse allemande, allemande … Mais c’était finalement une bonne chose pour moi car j’ai du apparaître suffisamment convaincante dans le répertoire germanique pour que cela m’ouvre les portes non seulement des théâtres étrangers mais surtout des théâtres de langue allemande. Pour moi, j’étais absolument comblée d’avoir pu faire du Strauss et certains Wagner en ces lieux !
Donc, d’une part, c’était effectivement le fruit du hasard avec la couleur de la voix qui était en adéquation avec un certain répertoire, une vocalité qui s’est bien glissée dans les rôles germaniques et, d’autre part, c’était mon désir le plus cher car il est vrai que j’ai une affinité particulière à me rendre régulièrement dans ces pays. En outre, il y a aussi le facteur humain : quand quelqu’un comme Peter Katona [2] vous fait confiance et qu’il a pour vous une certaine vision, vous disant, – ce qui, hélas, est devenu rare pour les jeunes chanteurs qui sont bien moins guidés que nous – : « Je vous donne ça tout de suite car c’est bien pour vous, puis dans cinq ans je vous vois là-dedans et dans dix, je pense à ça… », autant de choses auxquelles on n’a soi-même pas forcément pensé, c’est tellement précieux ! C’est ce que ne font pas forcément les agents d’ailleurs.
Dans mon cas, j’ai davantage eu ce rapport avec certains directeurs d’Opéras avec lesquels j’ai tissé un lien privilégié : Peter Katona donc, Ioan Holender, Nicolas Joël aussi qui a été très important pour moi et qui a vu très loin et très tôt, tant à Toulouse qu’à Paris. Christophe Ghristi a pris un peu aujourd’hui le relais puisqu’il a des projets pour moi jusqu’en 2024 avec des rôles que je n’aurais jamais imaginés. Ce sont aussi des hommes de culture qui sont vraiment de la partie artistique. On peut d’ailleurs dire la même chose de Maurice Xiberras qui aime sincèrement les artistes !
Cette fidélité, on la retrouve aussi dans le choix de quelques compositeurs (Mozart, Strauss…), voire de certains rôles auxquels vous semblez très attachée….Vous préférez privilégier la qualité à la quantité ou simple question d’affinités électives ?
J’ai l’habitude de dire aux jeunes auxquels je commence à enseigner que le chanteur universel n’existe pas ! On peut certes enrichir sa carrière de styles et de rôles différents mais même quand on s’appelle Domingo ou Caballé, il y a toujours quelques rôles qui vous collent à la peau. Dans mon cas, c’est vrai qu’il y a eu Mozart – que je ne chante plus depuis une quinzaine d’années –, Strauss – qui est toujours présent à mon répertoire – mais il y a aussi, depuis 10 ans, Wagner chez lequel j’ai déjà six ou sept rôles, même si c’est avec moins de fréquence que pour Strauss.
Der Rosenkavalier avec Diana Damrau
Quant aux personnages de Verdi, ils ont peut-être quelque chose d’« extériorisé », une certaine « expressivité » qui me colle un peu moins à la peau. Je me sens plus à l’aise avec plus d’intériorité. Je suis plutôt d’un naturel timide et un personnage comme Eboli, qu’il était question que j’aborde un moment à Lyon, réclame de son interprète quelque chose de très extérieur ! Combien de fois m’a-t-on proposé Carmen également… Mais si ça ne s’est pas fait, ce n’est peut-être pas pour rien : c’est que ces personnalités n’étaient pas complètement faites pour moi !
À Marseille, j’aurai donc abordé Verdi au moins une fois dans ma carrière, avec cette duchesse Federica qui n’est pas foncièrement dans ma tessiture mais que j’ai plaisir à chanter car il y a des moments très originaux comme ce quatuor a capella du deuxième acte.
Federica (Luisa Miller, Marseille 2021)
C’est dans tous les cas la vocalité qui reste le plus important pour moi : comme vous le savez : Prima la musica, dopo le parole!
La mélodie et le concert ont toujours occupé une part importante dans le déroulé de votre parcours. C’est même avec le lied que vous avez gravé un très beau disque Strauss accompagné au piano par Philippe Entremont. Que trouvez-vous dans ce répertoire que ne vous apporterait pas l’Opéra ?
Eh bien, je vais ici me contredire par rapport à ce que je disais précédemment ! On a, en effet, en récital l’opportunité de dire des textes sublimes. Je suis en ce moment en train de préparer un programme que je devrais donner trois ou quatre fois dans l’année et où il y aura les Cinq poèmes de Charles Baudelaire de Debussy couplés avec les Sieben frühe Lieder de Berg.
Ces derniers temps, j’avoue m’être moins produite en récital car j’avais un trac démesuré (rire) : c’est tout à fait autre chose car pour moi qui adore me retrancher derrière le personnage pour cacher ma timidité, on est soudain tout nu et c’est nerveusement éprouvant. Je pourrais faire sans doute maintenant davantage de Mahler qui, pendant longtemps, m’a fait un peu peur…
Depuis maintenant plusieurs années, vous abordez des emplois wagnériens (Brangäne, Fricka, Waltraute, Kundry) mais vous n’allez sans doute pas vous arrêter là ? On se plait à rêver à Sieglinde voire, un jour, à Isolde… Vous aussi ?
(Rires) Bien évidemment, c’est très tentant !!! Je peux vous confier que dans la prochaine saison, il y aura une Sieglinde sur une grande scène régionale…Ce sera l’opportunité d’aborder le rôle au moins une fois ! Quant à l’autre…j’y pense et puis j’oublie (rires) ! J’ai déjà parcouru le rôle en entier… dans mon salon ! Ce qui m’encourage énormément à le chanter, c’est la manière dont l’aborde une Waltraute Meier – qui ne l’a pas fait qu’une fois ! – jamais avec lourdeur mais comme un grand Mozart. Sans doute parce qu’elle a toujours eu cet art du chant et cette facilité à enjamber le passage et à alléger ! C’est ce qui permet d’aller au bout d’Isolde. On est là devant un chant qui, quand on n’a pas une voix énorme comme c’est mon cas, va beaucoup se situer dans les résonateurs. Une technique bien différente de celle que devaient déployer une Martha Mödl ou une Birgit Nilsson ! C’est donc vraiment une question de vocalité qui fait que si j’abordais le rôle comme ces dernières, ce serait voué à l’échec. Il y a donc une moyenne à trouver, y compris dans le duo du deuxième acte, entre le fa et le si bécarre, où on n’a pas d’autre moyen que de chanter dans les résonateurs si l’on veut éviter de sortir aphone… comme d’ailleurs Tristan au IIIe acte !
Par contre, je n’aurais pas envie à ce jour de faire Ortrud sauf en le chantant avec ma voix…Je vais bien après tout aborder Marie dans Wozzeck à Toulouse, en octobre prochain ! Un ouvrage dont, pendant des années, je ne voulais pas entendre parler du fait de sa lourdeur émotionnelle. Le personnage m’effrayait et puis j’ai fini par me dire que ce serait dommage de passer à côté, c’est tellement riche !
Longtemps (trop !), vous n’avez pas été très présente sur les scènes de l’hexagone… . Sans doute parce que nul n’est prophète en son pays et que votre type de répertoire a trouvé ailleurs davantage matière à s’épanouir ? Ou bien parce que nécessité a finalement fait loi ?
J’ai fait plusieurs auditions en France mais les premières n’ont pas marché : par exemple Bastille, malgré une recommandation de Rolf Liebermann, n’a fonctionné qu’à la troisième audition, après avoir fait mes armes à l’étranger… Ce fut la même chose pour Toulouse avant qu’un jour ce soit Nicolas Joël qui vienne directement me chercher, à Paris, après m’avoir entendue dans le Compositeur d’Ariane à Naxos. Nancy, Metz, Lyon… je n’y ai jamais mis les pieds ! Je n’ai jamais chanté au Festival d’Aix, dans un opéra du moins car j’y ai donné quelques concerts tout comme aux Chorégies Orange d’ailleurs…
La scène finale de Werther avec Jonas Kaufmann à l'Opéra Bastille
Vous enseignez aujourd’hui et vous aimez contribuer à orienter, guider dans la carrière de nouveaux artistes. C’est une vocation quelque peu précoce du fait de votre carrière bien active : c’est parce que vous ressentiez aujourd’hui une impérieuse nécessité de le faire?
Je n’avais pas du tout prévu de le faire mais c’est José Van Dam, à l’occasion d’un stage chez Michel Plasson, qui est venu me le demander il y a cinq ans. Il venait de créer son école privée en Belgique. Au départ, cela m’a quelque peu secouée – enseigner ? déjà ? – mais c’était une belle opportunité. C’est une école qui propose un cycle supérieur à des jeunes déjà lancés dans la carrière ou tout prêts à l’être. C’est tout à fait compatible avec ma carrière car je n’y vais qu’une fois par mois. Je n’aurais eu aucune envie d’accepter un poste une fois par semaine dans un conservatoire !
Dans cette école, j’essaye d’inculquer ce que l’on m’a appris : le sens de la discipline et de la rigueur pour essayer d’être irréprochable. Cela va nécessiter de la part de ces jeunes une technique à toute épreuve et implique qu’ils sachent vraiment ce qu’ils font. Certains diront que je suis dure mais je m’efforce de leur donner des clés pour être autonome. Artistiquement, j’essaie de respecter ce que chacun a à proposer car tous ont leur personnalité et il n’existe pas une interprétation de référence ! Il y a quelque chose qui convient à chacun et qu’il faut découvrir…
Récemment, avec mon mari, nous avons pris d’autres responsabilités à l’ISDAT (Institut Supérieur des Arts de Toulouse) et nous sommes tout à fait en capacité de dire parfois à ces jeunes qu’ils se fourvoient dans tel air ou tel répertoire. Il faut pouvoir entendre cela.
Quels seront vos projets au lendemain de cette crise sanitaire ?
Marie et Sieglinde donc, mais aussi des concerts, une master-class chez Michel Plasson, une autre au festival de Saint-Jean-de-Luz où je vais enseigner fin août. Malheureusement, quelques projets qui ont été annulés jusqu’en juin : Jeanne au bûcher, La Damnation de Faust…
On ne sait trop comment la Culture se relèvera de cette crise mais il y a tout de même eu des mots un peu durs ces derniers temps, la qualifiant de « non essentielle »… même si j’ai conscience que dans une société qui va mal, on ne peut jeter la pierre à personne de hiérarchiser les priorités. C’est dur mais c’est ainsi.
——————————————–
[1] Pierre-Jean Rémy, Dictionnaire amoureux de l’Opéra, Plon, 2004.
Alain Duault , Dictionnaire amoureux de l’Opéra, Plon, 2012.
[2] À l’origine critique musical, puis administrateur artistique et directeur de casting des Opéras de Francfort, Hambourg et du Covent Garden de Londres.
Questions quizzz...
Quelle est la chose que vous aimez le plus dans votre profession ?
Quand on a bien répété et que l’on entre dans la peau du personnage au point de s’oublier soi-même pour être le personnage.
Et celle qui vous plaît le moins ?
Être loin de chez moi.
Qu’auriez-vous aimé faire si vous n’aviez pas chanté ?
J’aime bien tout ce qui est lié au domaine médical, notamment les médecines parallèles. J’adore aussi les animaux… Alors pourquoi pas comportementaliste animalier ?
Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Entre les promenades et la cuisine, j’adore aussi flâner !
Un livre, un film, une œuvre d’art qui vous aurez particulièrement marqué ?
Deux films : longtemps Barry Lindon car j’aime beaucoup les films historiques même si c’est très triste… et Ludwig, évidemment !
Y-a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
L’enfance défavorisée à travers l’association “Le Refuge” dont je suis la marraine.
Propos recueillis par Hervé Casini (26 mars 2021)