Rachel Willis-Sørensen : « Je ne suis jamais en manque d’idées ! »
Elle chante avec le même bonheur Verdi, Meyerbeer, Gounod, Wagner ou Puccini , et est devenue en quelques années l’une des sopranos les plus appréciées et les plus demandées du moment. Rencontre avec Rachel Willis-Sørensen, « jamais en manque d’idées » pour faire vivre avec justesse et passion les rôles qu’elle incarne !
Nicolas Mathieu : Comment avez-vous découvert l’opéra, Rachel Willis-Sørensen ?
Rachel Willis-Sørensen : J’ai toujours été chanteuse. J’ai commencé dans des chorales, des comédies musicales, et je chantais beaucoup de jazz. C’est drôle car aujourd’hui, l’idée même de chanter de la musique improvisée en direct est un cauchemar ! J’ai commencé à prendre des cours quand j’avais à peine 17 ans et ma professeure m’a appris que si je chantais d’une mauvaise manière, je pouvais perdre ma voix… Ce qui me terrifiait, car je chantais en effet avec une mauvaise technique !
Au départ, je n’avais pas l’intention de me diriger vers la musique classique. Je pensais simplement que si j’apprenais la technique classique, je serais capable de chanter encore mieux la musique pop ou la comédie musicale. Mais plus je l’apprenais, plus je me disais qu’il n’y avait pas d’autre musique qui puisse décrire aussi bien les émotions humaines.
Vous avez remporté le concours Operalia en 2014. Quels souvenirs gardez-vous de cet événement ?
C’était presque injuste d’y participer parce qu’en 2011, j’avais déjà gagné le Concours international de chant Hans Gabor Belvedere, ce qui était une belle occasion de chanter devant beaucoup de personnes. Ce concours m’a permis d’obtenir de bons contrats, et mes débuts au Met étaient déjà prévus. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de chanter devant Plácido Domingo personnellement. Et j’avais le même enthousiasme à son égard que les adolescents pour les boys-bands ! (rires) J’avais 29 ans, je sentais que je pouvais le faire et que j’avais l’âge idéal pour le faire… et j’ai tout gagné ! C’était une si belle expérience. J’ai appris tellement de choses : par exemple, je me suis rendu compte que pendant de nombreuses années, j’ai attendu que quelqu’un approuve ma manière de chanter, et que cette recherche de perfection, toxique en soi, liée à cette attente d’approbation, était très courante dans la musique classique. J’ai également réalisé que les choses valent la peine d’être menées, même si elles sont imparfaites, et que j’aime en quelque sorte cette fragilité humaine. Je pense que c’est ce qui nous émeut et qui émeut le public.
Quelles sont les sopranos que vous admirez et dont vous vous inspirez ?
La première est Maria Callas. Tout ce qu’elle faisait était un rêve. Elle avait en elle cette qualité musicale et cette magie… Il y a aussi Renée Fleming, une personnalité si artistique et si différente, avec quelque chose de vraiment spécifique à offrir. Je citerais également Joan Sutherland, Anna Moffo, Birgit Nilsson, qui a une voix si puissante, Jessye Norman, que j’aurais aimé voir en concert, ou Sabine Devieilhe, qui est une vraie magicienne. Je suis emballée par la voix de tout chanteur, si le son est bien produit !
La Traviata à Bordeaux en 2020 avec Benjamin Bernheim © Eric Bouloumié
Vous avez interprété le rôle de Violetta dans La Traviata de Verdi à Bordeaux au début de l’année. On dit souvent que ce rôle requiert trois voix à la fois : lyrique, capable de colorature, et avec des capacités dramatiques. Comment avez-vous préparé ce rôle aussi difficile ?
C’est un rôle que j’ai toujours secrètement rêvé de chanter. Mais je suis très grande et blonde, c’est peut-être ce à quoi une Walkyrie est censée ressembler ! (rires) Donc avant même que j’ouvre la bouche, les gens me disaient : « Wagner » !
J’adore chanter Wagner, mais pour le moment, mes deux projets les plus chers ont été Rusalka et Violetta.
Alors quand Bordeaux m’a proposé Violetta, j’ai pleuré de joie. Je me suis sentie bête aussi, parce que les personnes autour de moi ne l’avaient pas du tout vu venir ! Cela pouvait sembler un choix bizarre, car je chantais, parallèlement, des rôles comme Leonore. De plus, une Violetta avec une voix particulièrement puissante n’est pas quelque chose de populaire. Il reste que c’était une grande joie de préparer ce rôle, et une grande opportunité. Et surtout, comme je traversais à l’époque un moment difficile dans ma vie personnelle, ce rôle a été thérapeutique pour moi, et m’a beaucoup aidé à faire progresser mon âme.
Rachel Willis-Sørensen : « È strano… Ah fors’è lui…Sempre libera » (La Traviata), Bordeaux, 2020
Comment parvenez-vous à construire votre propre interprétation parmi toutes celles qui existent ?
Quelque chose est lié à ma personnalité incontrôlable, je ne suis jamais en manque d’idées ! (rires)
J’essaie toujours d’être portée par le texte. Et une fois que je suis dans le texte, quoi que dise la musique, j’essaie toujours de le dire avec la musique. Je crois que si vos choix sont motivés par le texte, vous êtes toujours proche des intentions du compositeur, qui s’est lui-même inspiré d’une histoire pour écrire sa musique.
En ce qui concerne la musique en particulier, beaucoup de choses sont déjà écrites dans la partition, comme les dynamiques. Mais il reste que des indications comme les tempi sont pour moi très « biologiques ». C’est pourquoi je pense qu’il est un peu étrange pour un chef d’orchestre d’insister sur un tempo spécifique auprès d’un chanteur, surtout pour les voix coloratures pour lesquelles le tempo a beaucoup à voir avec le vibrato.
© Olivia Renaud
Vous avez récemment chanté Valentine dans les Huguenots de Meyerbeer à Genève, et avez également Marguerite de Faust dans votre répertoire. Le répertoire français est-il un domaine que vous aimeriez explorer davantage ?
Oui ! Il s’agit de mon répertoire préféré, en réalité. La langue française est très spécifique et n’est pas facile pour ma bouche très « anglo-centrée » ! Mais elle est si mélodieuse, avec de si belles voyelles ! J’adore la musique française et le répertoire romantique français. Massenet est sous-estimé, à mon sens. Ou Meyerbeer ! Apprendre Les Huguenots m’a demandé tellement de travail. Il y avait ce duo avec la basse qui m’a demandé littéralement un an pour en venir à bout.
Cette langue est si sensuelle, tendre et délicate, mais aussi passionnée. Le problème que je peux avoir avec elle est lié au fait que je suis trop grandiloquente, effervescente et enthousiaste, alors que la musique française, comme les Français, je suppose, doit être imprégnée d’une certaine retenue (rires).
La diversité de votre répertoire est très impressionnante. Pourquoi avez-vous choisi cette stratégie et comment déterminez-vous les rôles que vous incarnez ?
Touchons du bois pour que cela continue à fonctionner ! (rires) Je crois que diversifier son répertoire favorise la longévité de l’instrument. Si vous faites le même exercice tous les jours, cela va affaiblir d’autres espaces. Il faut se diversifier, relever de nouveaux défis, sinon on ne grandit pas. Mais les gens aiment catégoriser, dire : « Voilà ce que vous êtes ». Et même si je n’ai pas chanté Wagner pendant un certain temps, lorsque Jonas [Kaufmann] m’a demandé d’interpréter Mimi en novembre 2020, j’ai pu lire des commentaires tels que : « elle a une voix dramatique pour le répertoire allemand, pourquoi chante-t-elle Puccini ? ». C’est si subjectif ! L’idée de spécifier son répertoire est assez nouvelle en réalité. Les chanteuses ne le faisaient pas il y a 60 ans. Il était très courant pour une soprano de chanter tout ce qui était écrit pour une soprano. De plus, en tant que chanteuse américaine, ma culture est celle du melting-pot. En ce qui concerne l’opéra, cela signifie être compétente dans toutes les langues et dans tous les styles. Enfin, je crois que l’on peut chanter différents répertoires mais que l’on n’a qu’un seul instrument. La technique du chant, je dirais, est universelle, d’un compositeur à l’autre. Bien sûr, chaque compositeur implique un travail spécifique sur le plan vocal, mais l’instrument lui-même et la production du son ne changent pas vraiment.
La Bohème : Rachel Willis-Sørensen, « Sì, mi chiamano Mimì »
Nous pouvons en découvrir davantage sur votre travail sur scène et en dehors de la scène grâce aux réseaux sociaux, sur lesquels vous êtes très présente…
Ce que j’aime le plus dans les réseaux sociaux, c’est la sensation de fournir une ressource que je n’avais pas moi-même à mes débuts, mais aussi de trouver une communauté de personnes intéressées par ce que j’aime. Au début, je ne savais pas que c’était si important. Mais lorsque j’ai rencontré mon attachée de presse, elle m’a dit que je devais être consciente de ma présence numérique, car cette présence digitale allait devenir de plus en plus importante à l’avenir. La première chose qu’elle m’a donc demandée, c’était de faire une vidéo sur l’échauffement. Je pensais que personne ne s’y intéresserait, et j’étais très gênée au début, parce que la perfection est un sujet très important en musique classique. Mais j’ai fait cette vidéo et elle a eu un énorme succès. Les gens étaient très intéressés, et parmi eux il y avait beaucoup de jeunes chanteurs. J’ai donc commencé à dire des choses que personne ne m’avait dites et que j’aurais aimé apprendre il y a dix ans. Et j’ai remarqué que je me sentais profondément bien en en parlant, en donnant à ces jeunes chanteurs un contenu utile et, plus généralement, en les encourageant à croire en eux-mêmes, à continuer à suivre leur instinct et à voir où ils vont.
Vous avez participé au CD Mein Wien de Jonas Kaufmann, mais n’avez pas encore fait d’enregistrement en solo… Y a-t-il quelque chose en préparation ?
Il y a quelques projets en cours, mais malheureusement je ne peux pas encore en dire beaucoup… Restez à l’écoute !
Est-ce qu’on vous entendra bientôt en France ?
Là non plus je ne peux pas encore en dire beaucoup… mais je vais faire un grand concert en octobre à Paris avec un chef d’orchestre extraordinaire, avec qui j’aime travailler. J’adore la France et j’ai vraiment hâte d’y revenir !
Jonas Kaufmann & Rachel Willis-Sørensen – J. Strauss II, Die Fledermaus, « Dieser Anstand »
Pour l’interview en anglais, c’est ici !