Strasbourg, dimanche 19 septembre, 8h45
Nous avions déjà pris un petit-déjeuner avec Stéphane Degout à Paris, en novembre 2019, pour échanger sur sa carrière et la nouvelle production des Noces de Figaro, mise en scène par James Gray, au Théâtre des Champs-Élysées. Le baryton y interprétait un Comte Almaviva détestable, sadique et violent. Deux ans plus tard, autre ambiance, nouvelle rencontre et toujours un petit-déjeuner mais cette fois-ci à Strasbourg, au lendemain d’un récital avec Simon Lepper au piano, à l’Opéra national du Rhin. Une soirée à la tonalité sombre et nocturne, musicalement exigeante. Un Liederabend à l’ombre de Wozzeck, rôle que Stéphane Degout interprétera pour la première fois en novembre à Toulouse dans une nouvelle mise en scène signée, cette fois-ci, Michel Fau.
Notre baryton a déjà fait un tour de ville matinal en dehors du flot de touriste et nous le retrouvons place Broglie légèrement contrarié. La boulangerie convoitée est fermée malgré les informations délivrées sur le net. Qu’à cela ne tienne, l’homme a de la ressource. Lui qui est souvent surpris de l’intérêt porté par les journalistes à son Instagram culinaire connaît les bonnes adresses. Les quelques minutes qui porteront nos estomacs vers les croissants locaux sont déjà l’occasion de percevoir que Stéphane Degout n’est pas totalement satisfait de sa prestation de la veille. Rien d’étonnant chez les artistes en général et celui-ci en particulier quand on sait quel niveau d’exigence et d’excellence il met dans chacune de ses réalisations artistiques, qu’elles soient scéniques ou discographiques. Silencieux devant cette constatation qui ne demande d’ailleurs aucun écho chez l’auteur de ces lignes, ce dernier se contentera donc de commencer promptement la dégustation de son roulé aux raisins. Il en profitera tout de même pour interroger le baryton sur la genèse de ce programme de récital sombre et exigeant où se côtoient Mahler, Fauré, Schumann, Poulenc et Pfitzner.
Demandez le programme
« J’ai conçu ce programme autour de Wozzeck, pas de sa vocalité mais des thématiques que le personnage me suggérait » raconte Stéphane Degout. « Beaucoup de pistes se sont ouvertes et parmi celles-ci, il y avait évidemment la première guerre mondiale et la possibilité d’une construction musicale en miroir avec d’un côté, le répertoire allemand et de l’autre, le répertoire français. Mais, je n’avais pas envie de tomber dans le répertoire des années folles en France qui n’est pas celui qui m’intéresse le plus. Il y avait également un autre effet miroir possible entre l’époque de Berg (compositeur de Wozzeck) et celle de Büchner (auteur de Woyzeck, pièce dont s’inspirera Berg pour le livret de son opéra). Il y a donc un peu de ça dans le programme puisque Schumann est présent avec des extraits de son opus 40 mais je me suis finalement concentré sur ce qui avait été composé à l’époque de la création de Wozzeck en 1925.
Hans Pfitzner vers 1910
J’ai découvert les opus 29 et 32 de Hans Pfitzner, un compositeur que je connaissais plutôt pour ses mélodies de jeunesse et je suis tombé de ma chaise. Pourquoi ne m’avait-on jamais parlé de ces mélodies lors de mes études ?!? Ces cycles sont magnifiques et leurs thèmes ne sont jamais loin de l’univers de Wozzeck. C’est un bonheur à chanter, parfois difficile avec ces longues phrases soutenues mais il n’y a rien de dangereux dans leur écriture et « Hussens Kerker » (op 32 n°1) est écrit pour un baryton. Il y a en plus un vrai univers pianistique et Pfitzner explore les registres extrêmes du piano d’une manière assez incroyable. »
Berg et Pfitzner
Quand on interroge Stéphane Degout sur une possible hésitation quant à intégrer, dans un même programme, Berg (dont la musique était qualifiée de « dégénée » par les nazis) et Pfitzner (pour le moins conservateur et adoré par ces mêmes nazis), la réponse est nette. « J’ai découvert cet aspect de la vie Pfitzner après avoir découvert sa musique et cette donnée n’est pas du tout entrée en ligne de compte. Si on va dans ce sens, on ne chante plus non plus les Don Quichotte à Dulcinée de Maurice Ravel sur des poèmes de Paul Morand, auteur qui s’est largement compromis par son zèle pétainiste et ses écrits antisémites. En allant encore plus loin, on peut aussi supprimer des pans entiers du répertoire et là, on tomberait dans la « cancel culture ». D’ailleurs, les œuvres de Pfitzner au programme ont été écrites dans les années 20, il était alors sûrement bien conservateur mais pas encore nazi. »
En revanche, que Berg soit au programme était une évidence pour le baryton puisque Wozzeck et son univers ne sont jamais loin et que « l’opus 2 est assez génial ». La présence de la mélodie française répond tout simplement à une envie de l’artiste mais la cohérence artistique est préservée : « L’horizon chimérique de Gabriel Fauré a été composé en 1921, Wozzeck en 1925, tous ces gens ont aussi traversé la Grande Guerre. Les Calligrammes de Francis Poulenc sont sur des textes de Guillaume Apollinaire (Calligrammes : poèmes de la paix et de la guerre) qui est mort en 1918.
Un travail d’équipe
On le voit, rien n’est dû au hasard dans ce programme… enfin presque. Stéphane Degout parle d’ailleurs plus de rencontres artistiques que de hasard. Même s’il garde la main sur le choix des œuvres, le collectif n’est jamais loin. La première date à Strasbourg de cette tournée de récitals avec Simon Lepper a ainsi été l’occasion de clins d’œil plus ou moins subtils à la capitale alsacienne. Si Hans Pfitzner a œuvré entre 1908 et 1919 comme directeur du conservatoire et chef de l’orchestre municipal, la présence de Gustav Mahler interroge. « C’est une demande d’Alain Perroux, le directeur général de l’Opéra National du Rhin. Alain m’a dit : ‶Si tu fais ce programme, il y a ce lied Zu Strassburg auf der Schanz (extrait des Knaben Wunderhorn) que j’aime beaucoup″. Le texte parle de Strasbourg et du cor des Alpes ». Alain est suisse donc le cor des Alpes, ça lui parle (sourire) ».
Stéphane Degout chante Mahler (les Chants d'un compagnon errant à la Philharmonie de Paris)
Il y a aussi ces 4 lieder extraits de l’opus 40 de Schumman proposés par Simon Lepper sur des poèmes d’Andersen traduits en allemand par Chamisso. « Quand j’en ai parlé à Alain, il a sauté de joie car La Reine de Neige de Hans Abrahamsen, d’après de conte d’Andersen, se joue en ce moment à l’Opéra national du Rhin. »
« L’opus 40 est un petit cycle de 5 lieder mais je n’ai gardé que les quatre premiers. Le dernier n’est pas sur un texte d’Andersen et la musique était un peu trop légère à mon goût ! Je voulais bien donner un peu de vie et de lumière à ce programme mais il ne fallait pas abuser et là, ce n’était plus de la lumière… mais des lampions ! » Travail d’équipe donc mais le dernier mot reste au baryton.
Il y a également des lectures de poèmes dans ce récital. Stéphane Degout convient facilement qu’il n’est pas forcément très à l’aise dans cet exercice mais « Alain Perroux aime bien quand les artistes s’adressent au public, d’une façon ou d’une autre pendant le récital, soit pour présenter une pièce ou pour parler de la pluie et du beau temps. Ça m’est resté à l’esprit et, comme je lis aussi beaucoup de poésie dont certaines font écho à Wozzeck, j’en ai choisi trois de Rainer Maria Rilke, Roger Gilbert-Lecomte et bien sûr Georg Büchner. Cela apporte une respiration différente au programme… mais je ne sais pas si c’est quelque chose que je vais garder. »
Et Wozzeck ?
Stéphane Degout sera à l’affiche de la nouvelle production de Wozzeck de Berg au Théâtre du Capitole de Toulouse à partir du 19 novembre prochain. Une prise de rôle attendue pour un personnage au destin tragique et qui ne pouvait pas ne pas imprégner ce récital.
« Ce n’est pas un programme habituel ni dans mon parcours ni dans les programmations de maisons d’opéra, explique le baryton. Ce sont souvent plutôt des instrumentistes qui font ce genre de programme alambiqué et qui réunissent des œuvres qui, dans le fond, n’ont pas forcément grand-chose à faire ensemble. Moi, j’aime construire les programmes avec une ligne directrice littéraire, poétique. Là, c’est Wozzeck mais je n’ai pas voulu raconter son histoire. Il est là, sous-jacent avec des thèmes très forts comme l’angoisse, le pessimisme, l’hallucination, l’exploitation humaine, l’humiliation, la folie, l’amour ou la solitude. Un programme dense, imprégné de mes lectures du moment en préparation de Wozzeck. »
Entre Wozzeck, personnage pour le moins intense et sombre et les écrits mélancoliques et torturés de Rilke, Gilbert-Lecomte et Büchner, on s’interroge alors sur le caractère de l’homme derrière l’artiste. Stéphane Degout serait-il sombre et mélancolique comme ses lectures ? « Je ne sais pas si je suis sombre et mélancolique avoue-t-il. En ce moment par exemple, je lis Le Monde d’hier , une autobiographie de Stefan Zweig qui raconte un monde révolu, la Vienne flamboyante et l’Europe palpitante avant qu’elle ne tombe dans le nazisme. Il y a dans cette lecture, comme dans celles de Rilke, Gilbert-Lecomte et Büchner, des échos qui me font penser à Wozzeck et qui résonnent fortement en moi, et de plus en plus en vieillissant. Je suis ascendant scorpion et il paraît qu’arrivé à la deuxième moitié de sa vie, c’est notre ascendant qui prend le dessus. Le scorpion est torturé. Je ne sais pas si je suis torturé mais il est vrai que je pourrais facilement me laisser aller à la mélancolie. »
De la naissance du personnage de Berg
De la mélancolie à Wozzeck, il n’y a pas qu’un pas et cette prise de rôle est aussi une histoire de rencontre. « J’ai fait la connaissance de Christophe Ghristi, il y a une douzaine d’années, quand il était directeur de l’amphithéâtre de l’Opéra de Paris. À l’époque nous avions parlé, entre autres choses, de répertoire et j’avais dit être intéressé par les rôles d’Eugène Onéguine et de Wozzeck. Christophe est un homme qui est fidèle aux chanteurs et qui tient parole. Quand il a été nommé directeur du Théâtre du Capitole de Toulouse en 2017, il m’a appelé et m’a demandé si j’étais toujours partant pour Wozzeck et Onéguine. Ce dernier aurait dû se faire l’année dernière mais a été reporté en 2024 ,à cause de la pandémie, et Wozzeck, c’est presque maintenant. ».
On fait remarquer au baryton que retrouver Michel Fau à la mise en scène est étonnant, lui qui est plus connu pour ses personnages excentriques et ses mises en scène légères. « Sur le papier c’est étonnant, mais je crois qu’il a sans doute un côté sombre et torturé, quelque chose du clown triste. Nous n’avons pas encore parlé de la mise en scène mais on doit s’appeler pour en discuter. Je n’ai aucune idée de ce qu’il a prévu mais je suis très ouvert aux propositions et à la découverte, donc on verra. »
Et vocalement s’interroge-t-on, ce fameux Sprechgesang qui oscille entre le parlé et le chanté ? « Il y a effectivement des phrases très théâtrales dans Wozzeck mais j’ai travaillé la partition comme du lied, explique Stéphane Degout. À plusieurs moments, il est indiqué cantabile sur la partition et il y a de vraies lignes de legato. Il est vrai qu’on ne peut vraiment parler d’air dans l’opéra de Berg mais, par exemple, dans la scène avec le Docteur, il y a quand même trois pages de musique où Wozzeck est seul et ce n’’est pas juste du texte parlé, c’est chanté, c’est de la musique ! ».
On suppose alors que la préparation d’un tel rôle s’est faite sur la durée. « Pas vraiment, précise le baryton. Je connais l’œuvre depuis longtemps pour l’avoir souvent écoutée et vue sur scène. J’ai regardé quelques petites choses dans la partition l’hiver dernier et j’ai commencé à la travailler musicalement en mai avec Frédéric Calendreau qui est chef de chant à l’Opéra national du Rhin et avec qui j’ai préparé toutes les créations que j’ai faites à La Monnaie de Bruxelles.
Après Wozzeck
Et quels sont les autres projets à venir ? De nouvelles prises de rôle ? « Il y aura Nilakantha dans Lakmé de Léo Delibes.
Stéphane Degout et l'opéra français : Hamlet de Thomas à Vienne.
Ce sont Raphaël Pichon et Sabine Devieilhe qui me l’ont demandé et cela se fera sur scène l’année prochaine à l’Opéra Comique. Raphaël ne voulait pas un baryton-basse « papa » standard, il voulait vraiment un baryton. Sabine interprétera Lakmé en version de concert à Madrid en février prochain et je ferai cette prise de rôle avec elle à cette occasion. Il y aura aussi le rôle de Chorèbe dans « Les Troyens » de Berlioz au printemps à Munich, c’est un rôle que je connais bien, et une série de Belle Maguelone de Schubert au printemps prochain avec Alain Planès. » Ajoutons également une reprise d’ Hamlet à l’Opéra-Comique en janvier-février 2022, dans la mise en scène de Cyril Teste, sous la direction de Louis Langrée, et avec pour partenaires Sabine Devieilhe, Sylvie Brunet-Grupposo et Pierre Derhet.
Notre petit-déjeuner se termine sur l’annonce de cette belle saison – et sur un sourire en coin de Stéphane Degout à l’évocation des premières recherches associées à son nom sur Google : « Stéphane Degout compagnon » et « Stéphane Degout vie privée ». Pas de commentaire. Les curieux, pour en savoir plus sur l’homme, devront plutôt étudier de l’artiste un répertoire qui en dit déjà beaucoup. Ils pourront aussi retrouver Stéphane Degout dans Wozzeck au Théâtre du Capitole de Toulouse à partir du 19 novembre et en récital avec Simon Lepper :
26 septembre à Genève (Grand Théâtre)
13 décembre à Paris (Théâtre de l’Athénée)
17 décembre à Bordeaux (Opéra)
20 décembre à Barcelone (Palau de la Musica)
7 mars à Londres (Wigmore Hall