Adèle Charvet, en quelques années, s’est imposée comme l’une des mezzos françaises les plus talentueuses du moment. Du répertoire baroque au répertoire américain, de Mélisande à Rosine, de Carmen, à (bientôt) Idamante, elle fait le point, pour Première Loge, sur sa carrière, ses envies, ses coups de cœur…
NICOLAS MATHIEU : Comment avez-vous rencontré l’art lyrique ?
ADÈLE CHARVET : Je viens d’une famille de mélomanes et de musiciens : mon père est compositeur, ma tante chanteuse, mon grand-père guitariste. La musique faisait donc partie intégrante de la vie à la maison, si bien que j’ai commencé à chanter avant même de savoir parler. À deux ans et demi, je chantais juste, et mon père s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire. Ainsi, mes premiers souvenirs en famille sont musicaux !
J’ai fait mon éveil musical dans une chorale merveilleuse, celle de Claire Marchant, dans le 13e arrondissement. Ce furent des années fondatrices où je ne savais pas encore lire la musique mais la chantais par cœur. Ensuite, je suis entrée à la Maîtrise de Radio France. Ce furent trois années décisives, et je ne serais pas la musicienne que je suis aujourd’hui sans ce projet. J’ai en effet emmagasiné une rigueur de travail et une formation musicale qui je crois est constitutive de ma personnalité d’artiste désormais. Ensuite, je suis entrée au Jeune Chœur de Paris au CRR de la capitale. Ce qui était formidable là-bas, c’était la pluralité des disciplines. On pratiquait des petites formes d’opéra, de la musique de chambre, du lied, du théâtre, de la danse… C’est à cette époque, soit vers la fin de mon adolescence, que j’ai souhaité devenir chanteuse lyrique, en sachant que je ne ferais jamais que cela.
N.M. : Quand on naît dans un milieu familial tel, on sent une forme de prédisposition à une trajectoire donnée, et un caractère non questionné de la pratique musicale dans l’enfance de l’artiste…
A.C. : Effectivement, pendant très longtemps j’ai vécu ce « non questionné » de l’enfance avec une certaine insouciance qui me définit et qui a fait que j’ai commencé très jeune à beaucoup travailler sans vraiment m’en rendre compte. Mais quelque part, cela m’a énormément servi. Cela m’a permis de faire de grandes choses sans ressentir trop de pression, ce que je ressens désormais ! (rires)
N.M. : Puis tout s’est précisé au CNSM de Paris…
A.C. : Oui. J’ai rencontré Yves Sotin qui a découvert ma voix. Auparavant, j’avais une voix droite de maîtrisienne, et soudainement j’avais une voix de femme qui vibrait ! Cela a été un tournant très important dans ma vie. J’ai ensuite travaillé avec Élène Golgevit avec laquelle je travaille toujours aujourd’hui. C’est une professeure de la subtilité, avec une oreille déroutante. J’ai besoin de la voir car je ne pense pas avoir la distance nécessaire pour me juger. Je la vois aussi pour des conseils liés à ma carrière et aux rôles, c’est très important.
N.M. : C’est au CNSM que vous avez rencontré Florian Caroubi, avec lequel vous formez un duo dédié à la mélodie. Comment cette rencontre s’est-elle faite ?
A.C. : On s’est rencontré par hasard. On était tous les deux au CNSM, lui à Lyon et moi à Paris. Florian avait diffusé une annonce car il cherchait une chanteuse pour faire le concours Nadia et Lili Boulanger. Après une séance de travail, on s’est dit qu’on allait se lancer. Et malgré notre début de préparation tardif, on a remporté le prix de mélodie. Ce qui est très drôle, c’est que l’un comme l’autre avait envie d’abandonner, mais on n’osait pas le dire ! (Rires) Cette expérience nous a liés à tout jamais.
Je considère que c’est mon partenaire musical pour la vie. Et j’ai vraiment la sensation que l’on s’est construit musicalement au fil des années, l’un avec l’autre et l’un grâce à l’autre. Par ailleurs, il adore le chant et comprend à merveille nos respirations ainsi que nos besoins, sans être passif mais avec une force de proposition énorme et une sensibilité hors du commun.
N.M. : Qu’est-ce qui vous plaît dans ce travail en duo ?
A.C. : L’intimité dans le travail est quelque chose que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Et je pense par ailleurs que l’on ne peut pas aller plus loin dans le travail que dans le duo. Rien ne me nourrit plus que cette forme-là, même si j’adore l’opéra. Pour ma santé mentale et celle de la musicienne, c’est absolument indispensable.
© Capucine de Chocqueuse
N.M. : Qu’est-ce qui vous anime dans le récital ?
A.C. : Mon obsession, c’est de faire passer quelque chose. J’adore chanter dans des petites salles pour voir les yeux du public, les « attraper » ! Je trouve qu’il n’y a pas de meilleure place pour l’abandon que dans le récital. À l’opéra, il y a tant de paramètres à gérer : une mise en scène que l’on n’a pas décidée, un chef qu’il faut suivre, un besoin de projection pour qu’on nous entende au dernier rang… tout cela fait que l’on a moins de place pour le théâtre (rire). J’exagère… en tout cas je trouve que la liberté au creux du piano est inégalée. Je ne la ressens nulle part ailleurs.
N.M. : Comment jugez-vous l’apport de la mélodie dans vos rôles opératiques ?
A.C. : J’ai toujours l’impression que c’est un autre métier. Au demeurant la récitaliste en moi fait toujours des apparitions, d’une manière ou d’une autre.
Pour chanter Mélisande, j’étais si familière avec la musique de Debussy que j’avais l’impression de chanter une grande mélodie de trois heures ! Au demeurant, pour mes premiers rôles à l’opéra, j’ai dû ajuster beaucoup de choses parce qu’il fallait vraiment projeter tout le temps ! Et quand on est occupé à travailler chaque mot, chaque couleur… il y a des choses qu’on ne peut vraiment pas faire. J’ai donc appris à modifier certains paramètres, à être plus efficace dans mon émission.
N.M. La projection est donc un paramètre qui implique d’occulter d’autres paramètres ?
A.C. : J’ai l’impression que c’est une forme de renoncement. Mais je crois que c’est dû à mon jeune âge, car on connaît tous d’immenses chanteurs qui nous émeuvent aux larmes par leur contrôle de tous ces paramètres.
N.M. : Votre répertoire est pour l’heure très éclectique. Est-ce facile pour vous de passer de l’un à l’autre ?
A.C. : Non ! (rires) C’est un vrai sujet. J’ai toujours l’impression de renoncer à des choses si je ne m’en empare pas, alors je m’en saisis. Pour l’instant, je me sens assez élastique pour jongler entre des répertoires. En revanche je suis lucide sur certaines choses. Je ne considère pas le bel canto comme étant l’essentiel de mon répertoire, par exemple, même si j’aime chanter Rossini. Je voudrais chanter plus de musique baroque et de musique classique. Je chante Idamante à Massy sous peu, mais j’ai également envie d’interpréter Chérubin, Dorabella, Sesto, des rôles extraordinaires qui me tombent pleinement dans la voix. C’est ce que je vise dans les cinq prochaines années : plus de baroque, plus de classique !
Adèle Charvet et Jérémie Schütz dans Carmen à Bordeaux (© Éric Bouloumié)
N.M. : Vous avez chanté la saison dernière votre première Carmen à Bordeaux. Comment avez-vous appréhendé ce rôle ?
A.C. : Il faut savoir que je n’aurais pas chanté Carmen ailleurs qu’à Bordeaux. C’est un peu ma maison de cœur, celle qui m’a fait débuter. Depuis quatre ans, j’y chante deux ou trois rôles par an, dont ma première Rosine. C’est le lieu où je me sens le plus en confiance, j’ai un excellent rapport avec le chef et l’orchestre, et la salle est à l’échelle de ma voix. Tous ces paramètres-là ont fait que j’avais envie de découvrir le rôle, et je me sentais à la maison pour le faire.
D’une manière générale, je pense qu’il ne faut pas trop se regarder et être paralysé par le fait que tant de chanteuses ont incarné ce rôle. Je me suis juste dit « il faut que je le fasse bien ». Et je crois que dans le processus de travail du rôle on n’y pense pas trop… Un autre aspect me concernant est que la production était très serrée, avec des répétitions étalées sur seulement cinq jours avec deux distributions ! Il y avait un besoin d’efficacité. Cela m’a donc permis de ne pas trop y penser.
N.M. : Vous avez également chanté dans la production d’Eric Ruf de Pelléas et Mélisande de Debussy à l’Opéra de Rouen en janvier 2021, une production jouée sans public. Comment avez-vous vécu cette production ?
A.C. : Même si on était extrêmement chanceux et que je considère que c’était l’une des plus belles productions de ma vie, cela restait compliqué de savoir que l’on chantait pour le micro et la presse, a priori ce qui donne le plus d’anxiété (rires) ! L’opéra n’est pas fait pour ça, j’en suis persuadée. C’est une sorte de moindre mal, et cela a tout de même permis de faire découvrir au public une œuvre, et j’en suis très heureuse.
Lorsque l’on a repris les concerts avec public, j’avais l’habitude de jouer devant une salle vide, de sorte que j’avais des manifestations physiques de mon trac que je n’avais pas ressenties depuis mon adolescence, avec le cœur qui s’emballe. On est vraiment très élastique, et on s’habitue ou se déshabitue très vite. Il a fallu procéder à des ajustements.
Adèle Charvet et Huw Montague Rendall dans Pelléas et Mélisande, © Arneaud Bertereau
N.M. : Au niveau des enregistrements, qu’est-ce qui vous a poussée à consacrer votre premier CD à de la musique américaine ?
A.C. : Le programme est né de Susan Manoff qui est new-yorkaise et de moi-même qui ai passé ma petite enfance à New-York. Susan et moi avions toujours voulu enregistrer la musique classique américaine, très peu jouée, voire méprisée en France. On s’est rencontrée, et chacune a trouvé la partenaire idéale pour cela. Cela avait une signification particulière pour moi, car je ne me voyais pas faire autre chose qu’un disque de mélodie pour mon premier CD. Et j’aime être à un endroit l’où on ne m’attend pas.
N.M. : Et vos prochains enregistrements ?
A.C. : Il y a eu des sorties récentes chez Versailles Spectacles : Cadmus et Hermione, mais aussi Giulietta e Romeo avec Franco Fagioli. Aussi, je viens d’enregistrer le Stabat mater de Pergolèse avec le Concert de la Loge et la Maîtrise de Radio France. C’était la première fois que je retravaillais avec la Maîtrise, et c’était bouleversant ! J’ai retrouvé ma cheffe de chœur de mon enfance, et c’était touchant de parler à ces enfants et leur donner des conseils.
Quant à mon deuxième récital, je vais l’enregistrer cette année avec le Consort. Ce sera un programme baroque italien fantastique avec énormément d’inédits. Cela fait plusieurs années que je donne des concerts avec Justin et son équipe, et plusieurs années que l’on se dit qu’il faudrait le faire. Ce sont des musiciens merveilleux, avec une éthique de travail rare et une maturité folle dans le jeu. Il me tarde de vous le faire découvrir !
Propos recueillis par Nicolas Mathieu en octobre 2021