Joël Suhubiette et Les éléments, 25 ans de passion et d’engagement
Le choeur de chambre Les éléments a 25 ans. Depuis sa création par Joël Suhubiette, en 1997, l’ensemble toulousain explore les répertoires, les styles et les époques avec enthousiasme et passion. Retour sur un parcours sans fausse note.
Romaric HUBERT : Les éléments ont 25 ans. Qu’est-ce que ça fait d’avoir 25 ans ?
Joël SUHUBIETTE : À 25 ans, on est jeune même si en ce qui me concerne, je le suis moins qu’il y a 25 ans ! 25 ans, c’est l’âge adulte, c’est un âge où les choses sont arrivées, se sont posées et où des choix ont été faits. Les grandes lignes ont été tissées et affirmées.
Armide de Gluck à l’Opéra Comique, un nouveau disque « Sérénade d’hiver » et une tournée à cette occasion, Les Puritains de Bellini au Théâtre des Champs-Elysées et un concert anniversaire à la Halle aux Grains de Toulouse en avril 2023, toujours beaucoup d’actualités et d’activités aux éléments ?
Oui, à l’image du chœur qui voyage depuis ses débuts dans les répertoires et à travers les siècles, de la polyphonie de la renaissance du XVIe siècle à la musique contemporaine. C’est une volonté depuis la naissance des éléments même si cela s’est fait progressivement.
Cette diversité de répertoires est-elle due à votre parcours d’abord en tant que chanteur ?
Tout à fait. Je viens de la musique ancienne. J’ai passé 12 ans au Collegium Vocal de Gand auprès de Philippe Herreweghe d’abord comme chanteur puis comme assistant pour la préparation du chœur. J’ai également travaillé avec Paul van Nevel. J’ai donc beaucoup pratiqué la polyphonie et la musique baroque, je ne pouvais pas faire abstraction de cela lorsque j’ai créé l’ensemble.
Dès nos débuts, j’ai également souhaité aller vers la musique du XXe siècle et la création contemporaine mais l’idée était aussi d’avoir un chœur de chambre avec lequel on puisse interpréter chaque musique dans son style en tenant compte de toutes les recherches musicologiques des cinquante dernières années.
Les effectifs des éléments s’adaptent donc au répertoire interprété ? Choisissez- vous les chanteurs selon le style abordé ou gardez-vous un même noyau ?
Oui justement, il y a un noyau de chanteurs. Ce sont ceux qui savent tout faire : chanter en tempérament mésotonique pour la musique de la renaissance ou faire des quarts de ton pour la musique contemporaine. Cela demande des écoutes et des couleurs de voix qui peuvent s’adapter à chaque répertoire. À ce noyau de 15 à 20 chanteurs et, selon les répertoires ou les effectifs requis, je vais ajouter aussi d’autres types de voix. Mais, il y a toujours ce noyau de chanteurs qui est là, fidèle à l’ensemble et envers lequel je suis fidèle. Cette fidélité est très importante, elle fait partie des gènes du chœur.
Les représentations d’Armide de Gluck à l’Opéra Comique avec les Talens Lyriques et Christophe Rousset à la direction se sont terminées la semaine dernière. Quand on travaille avec un groupe de fidèles et une maison d’opéra qu’on connaît bien, cela doit être parfois difficile de se quitter ?
C’est vrai que c’est toujours un peu triste. Une production d’opéra c’est long, presqu’un mois avec les répétitions puis les 15 jours de représentations un jour sur deux. Donc oui, c’est quelque chose qu’on vit intensément. Il y a aussi cette tristesse de laisser une œuvre qu’on ne va pas reprendre. On fait un peu son deuil…
D’autant qu’il y a aussi un côté quasi « familial » : vous connaissez Christophe Rousset depuis longtemps.
Christophe Rousset est le premier chef à avoir invité les Éléments avec un orchestre au tout début des années 2000, c’était pour le Requiem de Campra; ont suivi les Vêpres solennelles et la Messe du couronnement de Mozart. Christophe est quelqu’un que je connais depuis longtemps, depuis 1987 quand nous avons fait Atys (NDLR : Lully – Les Arts Florissants). J’étais dans le chœur et il était au clavecin
Et c’est Christophe Rousset qui vous a accompagné lorsque vous avez auditionné pour William Christie en 1985, déjà à l’Opéra Comique ?
Absolument ! Il y a une vraie complicité entre nous.
L’Opéra Comique, c’est donc une maison que vous connaissez depuis longtemps ?
Oui. C’était un de mes premiers engagements professionnels. À l’époque, Véronique Gens (rôle-titre dans cette Armide) était dans le chœur avec moi d’ailleurs.
Préparer Les éléments pour l’opéra, cela se fait-il différemment que pour l’a capella ? Comment travaillez-vous ces répertoires ? La verticalité est-elle primordiale ?
La verticalité c’est important pour la justesse, pour qu’on entende les harmonies. Il y a des musiques où il faut forcément être très vertical parce qu’elles le demandent. Mais, pour tout dire, mon souci premier c’est toujours l’horizontalité dans le sens du phrasé de la ligne mélodique.
En rapport au texte ?
Evidemment. Par exemple dans les Sept Chansons de Poulenc (1936) écrites sur des poèmes d’Éluard et d’Apollinaire, mon objectif premier va être qu’on comprenne bien le rapport du chant, de la musique au texte. Le texte n’est pas un support en soi mais l’essence même de la musique. À l’opéra évidemment, la démarche est la même. Je ne cesse d’y travailler tous les jours en faisant répéter le texte lors des raccords avec les chanteurs, non seulement pour l’intelligibilité, mais aussi pour la qualité de la prononciation.
Bien sûr, tout cela est « juste » technique si je puis dire. Il faut aussi penser le texte.
Avoir été chanteur cela vous aide-t-il dans votre rapport au chœur ? Mais tout d’abord, a-t-il été difficile d’arrêter de chanter ?
J’ai arrêté de chanter en 1997. Cela a été difficile mais ça ne s’est pas fait d’un seul coup. Quand je chantais encore professionnellement, je commençais aussi à diriger. Je dirigeais l’Ensemble Jacques Moderne depuis 1993. J’avais fondé une première équipe des éléments à l’époque avec des copains avant de créer le chœur professionnel. Et pendant mes dernières années en tant que chanteur, pendant huit ans, j’ai été l’assistant de Philippe Herreweghe. J’ai préparé le chœur pour toutes les productions, donc j’avais l’habitude de diriger.
À un moment, il m’a fallu choisir. Ce qui a été difficile ce n’est pas en soi d’arrêter de chanter, c’est que j’étais dans cet ensemble, le Collegium Vocal, et que d’un coup je disais au revoir. C’était une aventure tellement extraordinaire que c’en était déchirant. Pendant trois ou quatre ans, je ne pouvais pas écouter de disques du Collegium, ça me tordait les boyaux. Je me disais que je ne vivrai plus ces moments si intenses.
Devenir chef ça change aussi forcément le rapport aux amis, aux collègues que vous êtes amené ensuite à engager ?
Les anciens collègues m’avaient déjà connu comme chef mais effectivement cela change tout. L’avantage, c’est que les chanteurs avec qui je travaille, j’ai fait leur métier. J’en connais les difficultés, je sais comment ça se passe humainement et psychologiquement, comment se déploie l’énergie d’un groupe pour en avoir traversé plusieurs. C’est donc une qualité nécessaire du chef de savoir mener un ensemble. Comme tout groupe d’ailleurs, musical ou pas, il y a une dynamique, une psychologie à avoir, et un respect des personnes aussi. C’est un grand changement, c’est certain.
En concert avec Les éléments, vous êtes dans la lumière, mais pour Armide et à l’opéra en général, vous êtes plutôt un acteur de l’ombre et vous confiez votre ensemble à un autre chef. Est-ce que vous le vivez bien ?
Cela ne me pose aucun problème. Ça a toujours existé aux Éléments. Je l’ai vécu moi-même au Collégium quand je chantais avec Herreweghe. Évidemment j’étais là parce que je voulais chanter avec lui mais j’ai aussi chanté sous la direction de Sigiswald Kuijken, Paul van Nevel ou Gustav Leonhardt. C’était enrichissant personnellement mais c’était surtout enrichissant pour l’ensemble de ne pas s’enfermer dans des couleurs systématiques ou des choix artistiques uniques. Cela crée des surprises et des réactions. Je trouve que pour les Éléments, c’est très bien de travailler aussi avec d’autres chefs, et mon ego n’en souffre absolument pas. Je suis ravi que le chœur ait l’opportunité d’avoir ces rencontres-là avec d’autres chefs. Je trouve que c’est essentiel même.
Les critiques ont été très bonnes pour le chœur dans cette production d’Armide. Est-ce que vous les lisez ? Vous intéressent-elles ?
S’il y a une mauvaise critique, évidemment ça ne rend pas heureux. Mais parfois, ça questionne. Je me souviens d’un concert que j’avais dirigé dont un journaliste avait critiqué les tempi. C’était le Requiem de Mozart. Forcément cela m’avait appelé à réfléchir, à réécouter l’enregistrement du concert, à me dire qu’il avait peut-être raison par moments. Je me suis aussi interrogé sur son ressenti : parfois, on a l’impression que c’est trop rapide parce que c’est un peu nerveux, ce qui n’est pas du tout la même chose. Donc, s’il y a une mauvaise critique, ce n’est pas agréable. Mais le plus sage est de se dire que la critique est là pour nous porter à la réflexion. Cela n’empêche pas qu’on puisse en être affecté mais ce n’est pas bien grave, c’est le jeu.
Le programme de votre nouveau disque Sérénade d’hiver est à l’image du chœur. On traverse plusieurs périodes, plusieurs styles, plusieurs régions. Comment est né ce disque ?
Ce programme est un peu spécial. Au départ je voulais faire un programme de Noël et le créer à cette période. Mais je ne voulais pas juste faire un programme de « Noëls sacrés » parce que Noël représente aussi autre chose pour beaucoup de gens. J’ai donc construit un programme sur l’hiver parce que j’aime bien cette saison. D’où le titre Sérénade d’hiver.
Pourquoi Sérénade ?
C’est le titre d’une œuvre de Saint-Saëns au programme du disque. C’est l’histoire d’hommes qui bravent la neige et le froid pour venir chanter la sérénade sous la fenêtre de leur bien-aimée. Je trouvais que c’était une jolie image de Noël avec ce froid, ce cocooning aussi, ce partage d’émotions. Pour moi, c’est ça Noël. J’ai toujours vécu dans ma famille des Noëls heureux, ce qui n’est pas le cas pour tout le monde, j’en suis conscient. Pour certains, ça peut être un moment difficile dans l’année. Pour moi, depuis mon enfance, ça reste un moment chaleureux de retrouvailles.
Un moment pour écouter des chants de Noël ?
Pas spécialement, mais c’est vrai que je peux être un peu « kitsch » et écouter des jazzmen anglais ou américains et leur « Christmas album ». Je marche assez vite à ça !
Pour Sérénade d’hiver, l’idée était de partir sur un programme de musique française où nous aurions en même temps de la musique sérieuse comme des motets de la Renaissance mais aussi des Noëls populaires. J’ai proposé à Pierre Jeannot d’en faire les arrangements et il a accepté. Comme je suis du sud, je ne pouvais pas ne pas également inscrire dans ce programme des Noëls basques et occitans.
Ce disque Sérénade d’hiver, c’est un peu comme un gâteau avec de la chantilly et de jolies décorations, c’est une gourmandise. On fait la musique qu’on a envie de faire, on se fait plaisir, tout en gardant une cohérence artistique et thématique.
Il y a aussi des Noëls un peu plus glaçants ?
Oui, parce que Noël ce n’est quand même pas toujours la joie, ça peut même être sinistre. Un soir de neige de Poulenc a été écrit les 24 25 et 26 décembre 1944 sur des poèmes d’Éluard et nous parle de résistance, de bois gelés, de personnes qui s’y cachent.
Zad Moultaka, lui, a pris un motet de Pérotin, Beata Viscera, « Bienheureuses les entrailles de la Vierge qui porte le Christ ». C’est une musique de l’Avent sur laquelle il a littéralement cité Pérotin. Sur cette monodie, il a écrit une polyphonie sur un extrait de Notre Dame de Paris de Victor Hugo qui raconte le moment où la cathédrale est en flammes, texte visionnaire s’il en est. J’ai aussi fait appel à Patrick Burgan et il m’a proposé cinq miniatures sur Noël. Cinq petites pièces d’une minute chacune sur des langues différentes, en anglais, italien, espagnol, français et allemand, dans lesquelles il joue avec les styles. Sérénade d’hiver, c’est un mélange de profane et de sacré, c’est un programme qui mélange les esthétiques, un peu à notre image.
25 ans des éléments, 25 années d’aventures professionnelles et musicales, quel regard portez-vous sur ce parcours ?
Tout d’abord, je me dis que nous avons eu de la chance. Nous sommes arrivés à un moment propice où il n’y avait pas beaucoup de chœurs professionnels en France. La Fondation France Télécom (NDLR : maintenant Fondation Orange) a été présente dès le début, elle nous a beaucoup soutenus ainsi que le ministère de la Culture, la région Occitanie Midi-Pyrénées à l’époque et la ville de Toulouse. En 2005, nous avons reçu le prix Liliane Bettencourt pour le chant choral de la Fondation Bettencourt Schueller qui nous soutient encore aujourd’hui fidèlement pour l’ensemble de notre activité.
Musicalement, tout s’est fait très naturellement, à notre rythme. Nous avons commencé en faisant uniquement de l’a cappella dans le grand répertoire et le répertoire du XXe siècle avec Poulenc par exemple. Nous avons ensuite pu nous frotter à l’oratorio avec d’autres chefs, puis ensuite avec moi. Tout s’est fait à la fois tranquillement et rapidement. Les éléments ont eu une implication très forte sur la région toulousaine dès leurs débuts, une implication qui continue d’ailleurs. Et nous avons eu cette chance, au bout de deux ans, d’avoir une diffusion nationale. Ensuite, en 2003-2004, ont eu lieu les premières tournées à l’étranger.
Et puis il y a eu l’opéra, dix ans après, à l’Opéra Comique. Sans oublier qu’en 2003 déjà, Michel Plasson vous a demandé pour son enregistrement de Carmen chez EMI.
Ça a été un grand moment pour l’ensemble car c’était la première fois que nous étions en grand effectif. Cela nous laissait entrevoir d’autres contrées musicales bien différentes de celles que l’ensemble pouvait se permettre financièrement à l’époque. Je me dis que finalement, tout s’est bien déroulé, y compris dans ma volonté de passer de plus en plus de commandes et de mettre en avant les chanteurs dans des œuvres à 18 ou 24 voix solistes. Mon exigence est devenue plus grande avec eux. Le succès a été au rendez-vous grâce à eux surtout, mais également grâce à toute l’équipe administrative des éléments qui porte ce projet au quotidien.
25 ans cette année. Des envies futures avec Les éléments ?
Ce dont j’ai envie, c’est toujours de rencontres humaines et artistiques, de découvrir de nouveaux compositeurs. Je passe du temps à aller écouter les compositrices et compositeurs dont on me parle. J’ai toujours envie d’aller plus loin dans la recherche.
Il y a aussi des compositeurs qui m’ont donné envie de croiser des univers comme Zad Moultalka avec sa double identité orientale et occidentale. Cet été à Montréal, j’ai aussi découvert avec l’Orchestre Métropolitain et Yannick Nézet-Séguin une pièce de Barbara Assiginaak, une compositrice anglophone autochtone. J’ai été impressionné par sa manière d’inscrire ses racines dans une œuvre de maintenant.
Une envie également de dépasser les frontières ?
Aujourd’hui, les frontières entre musique contemporaine, jazz, musique improvisée, musique du monde etc. , qui était très enfermées dans des carcans auparavant, sont en train d’éclater. Il y a tellement de croisements à faire que mes envies, en termes de créations, se situent beaucoup dans l’exploration de ces territoires.
Et puis évidemment, il y a toutes ces œuvres du répertoire que je n’ai pas encore pu diriger comme Elias de Mendelssohn ou La Passion selon Saint Matthieu de Bach. Faire ce métier sans s’être un jour confronté à ces oeuvres, ces monuments de la musique, ce serait dommage ! Je pense aussi à Israël en Égypte de Haendel, une partition tellement chorale, ou aux Noces de Stravinsky qui seraient parfaites pour l’ensemble. Mes envies sont plurielles et nombreuses. Cela promet encore de belles années aux éléments !
Le chœur de chambre Les éléments sera en tournée d’hiver à partir du 2 décembre. Pour retrouver toute son actualité, c’est ici.