© Mirco Magliocca
Fréquemment sollicité par le Palazzetto Bru Zane, on le considère parfois comme un spécialiste de l’opéra français… Mais ARTAVAZD SARGSYAN a plus d’une corde à son arc, et tient à préserver son éclectisme, au-delà de sa passion pour le répertoire français et les redécouvertes des raretés auxquelles il contribue régulièrement.
Rencontre avec un ténor talentueux, chaleureux, enthousiaste… et très sympathique !
Stéphane LELIÈVRE : Artavazd Sargsyan, vous êtes d’origine arménienne, mais êtes-vous né en France ?
Artavazd SARGSYAN : Non, je suis né en Arménie et j’ai passé mes premières années dans ce pays, à Artachat, une ville située à une trentaine de kilomètres de la capitale Erevan.
S.L. : Comment vient-on à la musique et au chant quand on est un jeune Arménien ? Y a-t-il une tradition musicale bien établie dans ce pays ?
A.S. : Bien sûr ! C’est en fait un héritage de l’ex Union Soviétique : tous les enfants, riches ou pauvres, faisaient de la musique et allaient au conservatoire. Mais il y a avait aussi une vraie tradition musicale dans la famille : mon père chantait, ma mère chantait également et jouait du piano, mon grand-père jouait d’un instrument traditionnel. Je me suis, quant à moi, découvert une passion pour le chant dès l’âge de six ans ! Au conservatoire, le chant faisait partie de ma formation mais je ne savais pas encore que j’avais une voix lyrique, et je pratiquais surtout le piano. C’est lorsque je suis arrivé en France que j’ai découvert, progressivement, que ma voix était adaptée au chant lyrique. Auparavant, j’imaginais que je chanterais de la variété, ou de la pop !
S.L. : Les choses sont devenues plus claires lors de votre passage à l’École Normale de musique ?
A.S. : Exactement ! Il y a eu trois étapes particulièrement riches dans ma formation : mes passages à l’École Normale de musique, à l’Académie de l’Opéra, et à Opéra Fuoco. Toutes les trois ont été très formatrices. Opera Fuoco, que dirige David Stern, m’a permis de faire mes premiers pas dans le métier en parallèle de mes études. À l’École Normale, j’ai bénéficié d’une formation extrêmement complète, musicale bien sûr, mais pas seulement. J’ai notamment un souvenir formidable de l’enseignement dispensé par Mireille Larroche, qui nous faisait travailler le jeu théâtral, l’expressivité, la façon de rendre une émotion sur scène… C’est un nom qui a beaucoup compté pour moi, avec également Daniel Ottevaere pour le chant.
S.L. : Est-ce que le souvenir de ces belles expériences ont compté dans votre décision, relativement récente, de donner à votre tour des cours de chant ?
A.S. (rires) : Non, la réalité est tout autre : pendant la période de Covid, comme beaucoup de confrères, je me suis retrouvé désœuvré… alors cette idée m’est venue à l’esprit, je me suis dit : « Pourquoi ne pas essayer de transmettre à mon tour ce que je sais faire ? ». Et je dois dire que c’est une décision que je ne regrette absolument pas : non seulement c’est très agréable de former de jeunes chanteurs, mais c’est aussi très enrichissant pour soi-même.
S.L. : Comment cela ? Diriez-vous, comme me le confiait Luigi De Donato lors d’une récente interview, que l’enseignement permet aussi au professeur de progresser sur sa propre pratique ?
A.S. : Absolument ! En fait, il y a certains gestes techniques que l’on effectue parfois plus ou moins consciemment, ou par mimétisme, mais sans suffisamment les analyser. Le fait de devoir les expliciter à autrui nous permet d’en avoir, nous-même, une conscience beaucoup plus claire et donc de progresser et de nous améliorer.
© Jázon Kováts
S.L. : Comment qualifieriez-vous votre voix aujourd’hui ? Vous êtes ténor lyrique léger ?
A.S. : Ma voix a évolué depuis mes débuts – et continue d’évoluer, mais oui, c’est une définition qui correspond sans doute assez bien à ce qu’elle est aujourd’hui. J’ai commencé par certains emplois plutôt légers : des rôles mozartiens, certains rôles de bel canto… J’ai chanté plusieurs années quelques rôles rossiniens au festival de Bad Wildbad, ce fut une très belle expérience. Les distributions y sont soignées (il n’y a pas nécessairement de « stars », mais plutôt des chanteurs extrêmement prometteurs), et les directions musicales y sont souvent de grande qualité. Enfin, depuis quelque temps, je chante beaucoup le répertoire français.
S.L. : Avec même Faust dont vous avez chanté des extraits l’été dernier aux Estivales lyriques de Wissant, aux côtés de Gabrielle Philiponet ?
A.S. : Oui, je me dirige progressivement vers des emplois plus « larges » qu’à mes débuts ! Faust devient envisageable, d’autant qu’on fait aujourd’hui de plus en plus le choix, me semble-t-il, de Faust « légers », ce qui est tout à fait possible – et même, peut-être, souhaitable. Écoutez Henri Legay, qui a gravé le rôle en 1956 : il y est parfaitement convaincant ! Difficile de savoir comment ma voix va évoluer exactement, mais dans quelques années, il paraît probable que je pourrais aborder Don José, Des Grieux, Faust…
Faust, "Quel trouble inconnu" - Henri Legay, 1956
S.L. : Finalement, votre répertoire est aujourd’hui assez vaste entre Mozart, le bel canto, le romantisme français, le XXe siècle – car vous avez aussi chanté Menotti…
A.S. : Je dois dire que cet éclectisme me plaît bien : j’aurais été malheureux, je crois, si j’avais dû me spécialiser dans un seul domaine… Sans compter que lorsqu’on est reconnu comme « spécialiste » de telle ou telle musique, il devient souvent difficile de se faire entendre dans d’autres répertoires. Je dois d’ailleurs ici remercier mon agent Marc Mazy de me suivre dans ce « caprice », en me présentant comme chanteur polyvalent !
Charles Lecoq, La Fille de Madame Angot (Romance de Pomponet)
S.L. : Votre appétence pour le répertoire français est née en partie de votre collaboration régulière et fructueuse avec le Palazzetto Bru Zane, n’est-ce pas ?
A.S. : Bien sûr ! C’est extrêmement agréable de travailler avec cette institution et Alexandre Dratwicki, qui nous permettent de redécouvrir tout un pan de notre patrimoine, et de travailler dans d’excellentes conditions, à la fois agréables et très sérieuses. Ils m’ont permis d’interpréter des rôles et des œuvres aux tonalités très diverses : entre Les Pt’ites Michu d’André Messager et Hulda de César Franck via Offenbach, Lecoq, Cherubini, Saint-Saëns, j’ai pu chanter des rôles légers, comiques, lyriques, dramatiques,… Cela va faire dix ans que nous travaillons ensemble et je suis partant pour dix années supplémentaires !
Cherubini, Les Abencérages
S.L. : Vous allez très bientôt chanter Les Béatitudes de César Franck à Liège, dans la superbe Salle Philharmonique, avec l’Orchestre Philharmonique Royal. Une œuvre que l’on entend rarement…
A.S. : Comme quasiment toutes les œuvres de Franck, celle-ci gagne à être connue, car elle a été composée avec beaucoup d’intelligence. Je dirais même que c’est une musique très intellectuelle… et en même temps, elle comporte une part de théâtralité. J’aurais tellement aimé que Franck compose plus d’opéras ! Il aurait sans doute gagné en notoriété et aurait probablement été plus joué. J’ai eu la chance de chanter dans Hulda au théâtre des Champs-Elysées et dans la Salle Philharmonique de Liège, dans une coproduction Philharmonie Royale et Palazzetto Bru Zane : on sentait alors clairement que cet opéra était fait pour la scène.
Et puis, Les Béatitudes, par la ferveur qu’elles dégagent, contribuent à redorer l’image de la religion, qui a un peu perdu de sa dignité durant ces dernières décennies, en raison de certaines dérives, certains détournements qu’elle a subis… Les messages que l’œuvre véhicule sont si beaux qu’ils nous font réfléchir sur nous-mêmes. Cela peut paraître un peu désuet et puéril de le dire, mais enfin on a toujours une certaine marge pour nous bonifier et nous élever ! La musique, quoi qu’il en soit, constitue pour moi un moyen de se rapprocher du sacré et de la religion. Les messages transmis par les œuvres de Bach, Franck ou Buxtehude me paraissent infiniment plus pénétrants et plus clairs que les longs discours du pape ou de quelque autre représentant de telle ou telle religion. C’est quand j’écoute Saint-Matthieu de Bach ou Vingt regards sur l’Enfant-Jésus de Messiaen que j’arrive à avoir, pendant un court instant, une vague idée de Dieu.
Questions Quizzz…
Y a-t-il un rôle que vous adoreriez chanter ? – même s’il n’est pas – ou pas encore – dans vos cordes ?
Arnold, dans Guillaume Tell.
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
La préparation. Car le fait de réunir une centaine d’artistes, de musiciens, de danseurs parfois, au service d’une œuvre composée par un génie me comble infiniment. Mon travail acharné depuis plus de vingt ans pour sculpter ma voix, la perfectionner, trouve son accomplissement dans la préparation d’un opéra. La récompense n’en est pas le salaire qu’on touche, mais la chance de pouvoir exercer son art. Nous avons la chance de vivre et travailler dans un pays où l’art n’est pas en danger !
Raúl Gimenez m’a dit un jour une phrase qui m’a beaucoup marqué. Il était extrêmement perfectionniste et quand il m’a vu un peu découragé à la fin d’une masterclass, il m’a posé cette question : « Est-ce que tu es prêt à faire un métier où l’on construit pierre par pierre une cathédrale, que l’on détruit à la fin de la répétition, pour la reconstruire le lendemain ? » Être la pierre qui fait tenir toute cette cathédrale qu’est l’œuvre d’art nous procure un sentiment très mystique. C’est une forme de dévotion envers une force, qui dépasserait même l’alliance de toutes les religions !
Ce qui vous plaît le moins ?
Le fait que les chanteurs aient de moins en moins leur mot à dire, et ne soient pas plus souvent force de propositions…
Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
Du théâtre ! Toujours sur scène, quoi qu’il en soit !
Un livre ou un film que vous appréciez particulièrement ?
Cris et chuchotements de Bergman. C’est le film qui m’a fait comprendre que le cinéma pouvait être autre chose qu’un simple divertissement.
Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
Je suis un grand amateur de bière !
Y a-t-il une cause qui vous tient particulièrement à cœur ?
Évidemment, en tant que personne d’origine arménienne, je suis très attaché à la cause arménienne et la reconnaissance du génocide arménien.
Mais il y a une autre cause qui me touche profondément, c’est la famine. Même si elles sont évidemment condamnables et inacceptables, les guerres, les violences faites aux femmes, la maltraitance animale sont malheureusement attendues, l’homme étant par nature violent et belliqueux. Il se réduit parfois, hélas, à un animal suivant ses bas instincts plutôt que son cerveau et ses sentiments. Mais la famine est vraiment une chose que je ne peux pas comprendre : comment accepter que, dans certains pays favorisés, on puisse jeter des aliments la veille de leur péremption alors que dans d’autres, des enfants meurent parce qu’ ils n’ont rien à manger ? C’est pour moi tout simplement inconcevable.
Pour retrouver Artavazd Sargsyan au disque :
L'actualité d'Artavazd Sargsyan
Franck, Les Béatitudes (10 décembre, Liège)
Offenbach, Le Vie parisienne (12 janvier, Toulouse)
Massenet, Werther (22 février, Budapest)
Sacchini, Chimène ou le Cid (7 mars 2023, Centre des Bords de Marne, Le Perreux-sur-Marne
Rossini, Petite Messe solennelle (24 mai, Opéra de Tours)
Mozart, Die Schuldigkeit des ersten Gebots (Ensemble Il Caravaggio)