Luca MICHELETTI : « Il est bon d’explorer certains personnages, de les emmener avec soi puis de les faire s’épanouir »

« Je suis passé par la porte de la scène, plutôt que par la fosse d’orchestre ».

Entre une série de représentations de Don Giovanni au Maggio et la production du Misanthrope de Molière à la Pergola, à Florence, nous avons eu le bonheur de rencontrer Luca Micheletti qui nous parle de son évolution : de comédien et de metteur en scène pour le théâtre parlé à baryton et metteur en scène d’opéra, sans compter ses multiples activités culturelles.

© E. Mereghetti

Camillo FAVERZANI : Ayant assisté, vendredi dernier, à la dernière représentation de Don Giovanni, la première question va de soi : comment passe-t-on du Convive de pierre à Don Giovanni ?[1]
Luca MICHELETTI (sourire) : J’ai aimé Molière depuis mon enfance. Mon père[2] le jouait. C’était l’un de ses écrivains de prédilection. Et depuis mon enfance, je l’ai suivi dans cette aventure moliérienne. Avec Le Misanthrope j’en suis à mon huitième Molière. Je dirais que c’est un bon pourcentage. Et donc chez Mozart aussi, pour moi, l’approche privilégiée est passée par Molière. Bien que, dans le livret, Da Ponte ait beaucoup changé. Pas tant Molière qui reste une référence directe pour la réflexion : il y a des répliques qui sont exactement les mêmes, simplement traduites en italien. En même temps, il puise beaucoup dans la tradition antérieure aussi. La grande théâtralité, que je ressens également dans le Don Giovanni de Mozart et de Da Ponte, vient de ce théâtre qui a une âme à la fois populaire et hypercultivée, si propre au théâtre de Molière. Molière était un comédien itinérant, comme mes ancêtres d’ailleurs,[3] il a traversé la province, gravi les échelons, comme on dirait aujourd’hui, puis il a atterri sur l’une des scènes les plus illustres du monde, c’est-à-dire à la cour du Roi Soleil.
Ces deux âmes existent dans Don Giovanni, c’est-à-dire le passage d’un niveau carnavalesque, plus ironique, aux calembours sur fond obscène, vers l’infini raffinement du traitement musical qui sublime la petite histoire paysanne en un drame d’aventure et en fait une réflexion sur l’existence, sur l’approche de l’hédonisme, du matérialisme. Un voyage philosophique sur la façon d’être libertin.

C.F. : En effet, assez récurrente est la composante libertine, évidemment dans Don Giovanni, mais peut-être dans tout Mozart et surtout dans ses trois œuvres dapontiennes. Percevez-vous le Dom Juan de Molière comme une source directe ?
L.M. : Je le relisais tout récemment, alors que je préparais Le Misanthrope. Il y a des vers de Leporello qui sont vraiment un calque de ceux de Sganarelle. Il faut dire que – même si je le dis un peu doucement, mais je le dis quand même –, comme Boito a rendu un grand service à Shakespeare lorsqu’il a abordé Otello, ainsi Da Ponte a-t-il rendu un bon service, non pas tant à Molière, mais à la tradition de Don Giovanni en général, parce qu’il l’a rendu plus cohérent. Aussi parce que la pièce de Molière souffre d’un grand morcellement, elle a été composée à la hâte, après l’échec de Tartuffe, en prose car il n’a pas eu le temps de la versifier. Bref, ce n’est pas un Molière trop réfléchi. Pourtant, il porte tout son monde à son intérieur, un monde qui se reflète en partie dans l’opéra aussi.

Don Giovanni à Londres. Mise en scène Kasper Holten, Royal Opera House, 2022
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C.F. : Otello, il va sans dire que c’est Shakespeare. Alors qu’il existe des Don Giovanni à foison. Et le Dom Juan de Molière est édifiant, tandis que chez Mozart il y a une fin heureuse, parce que c’est un incontournable de l’opéra du XVIIIe siècle, mais le héros est damné…
L.M. : Oui, disons qu’il est moderne justement à cause de cette ambiguïté de la fin. Un clair-obscur sur l’existence. Car Don Giovanni n’est pas complètement perdant face au Commendatore.

C.F. : Surtout dans la mise en scène du Maggio…
L.M. : Au fond, il fait un clin d’œil aux siècles à venir, plutôt qu’à ses contemporains. C’est certainement un pas en avant. Cela ne veut pas dire que c’est un modèle à suivre, bien sûr.

C.F. : Et comment passe-t-on de Don Giovanni à Alceste ?
L.M. (sourire) : Alceste, curieusement, a en soi une âme à la Don Juan. Dans le sens que les femmes l’aiment beaucoup. Il active les appétits des trois femmes du texte. Mais, puisqu’il ne sait gérer l’humanité, il ne sait gérer le féminin non plus. Pourquoi ? Probablement parce que, comme il le dit au début, son sentiment pour l’héroïne est très contradictoire, dans la mesure où, de toute l’humanité, il finit par choisir d’adorer quelqu’un qui n’est pas seulement un être comme tous les autres, mais aussi un être parmi les plus frivoles, parmi les plus superficiels. Et il l’avoue : « Je confesse ma faiblesse ; elle a l’art de me plaire ». C’est justement cette contradiction très grotesque, très comique, qui fait du Misanthrope, comme de Don Giovanni, une sorte de dramma giocoso.

Molière, Le Misanthrope, mise en scène Margherita Palli, Teatro Franco Parenti / Fondazione Teatro della Toscana
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Disons que, contrairement à Don Giovanni, Le Misanthrope, comme dans toutes les grandes comédies de Molière, est centré autour d’une maladie : la maladie d’Alceste, la misanthropie, selon la théorie des humeurs de l’époque. Le sous-titre était l’Atrabilaire amoureux. On ne peut donc pas faire d’Alceste qu’un ennemi de la société, un moraliste. C’est un observateur du monde qui n’a pas de bonnes lunettes. C’est un malade, comme l’est Argante dans Le Malade imaginaire, ou comme Jourdain (Le Bourgeois gentilhomme) est frappé d’arrivisme.

C.F. : Une composante clinique existe aussi dans Don Giovanni
L.M. : Mais il y a un fait : Molière n’interprétait pas Don Giovanni. J’ai eu l’occasion d’aborder plusieurs Don Giovanni, différents entre eux. Par exemple, j’ai pu le toucher comme cas clinique dans la mise en scène de Chiara Muti, à Turin, en novembre dernier, le maestro Muti au pupitre. On m’a demandé un personnage schizophrène, qui s’adonne à la douceur, mais n’a jamais le temps de le faire jusqu’au bout. Don Giovanni est toujours sur scène, il chante du début à la fin, mais c’est comme s’il ne chantait jamais vraiment. Il n’a pas de grand air qui lui soit propre. Ce n’est que dans le finale qu’il parvient à creuser un peu en lui-même. Jusque-là, on le voit courir jusqu’à ce qu’il se heurte à cette mort dont, au fond, il commence à se sentir proche depuis le meurtre du Commendatore, comme une prémonition.

C.F. : C’est vrai, les autres personnages ont à peu près un air par acte chacun. Pour Don Giovanni, la situation est un peu différente, mais il chante toujours.
L.M. : Oui, il chante toujours, mais l’air dit du Champagne est une petite parenthèse d’abandon à la frénésie, la canzonetta est une suspension presque onirique. Le gros morceau, dans lequel Don Giovanni se regarde vraiment dans le miroir, est le finale.

C.F. : En parlant de Mozart, vous avez chanté à la fois Figaro et Almaviva. Comment aborder les deux et qui préférez-vous ?
L.M. : Almaviva est une sorte de Don Giovanni réduit à sa plus simple expression, sans sa grandeur philosophique. Il n’a pas le talent de Don Giovanni pour ne jamais tomber dans le ridicule. Don Giovanni n’est jamais ridicule. Almaviva doit aussi être un personnage parfois ridicule, tout en gardant sa noblesse. Mais c’est clairement un petit homme. Comme le sont un peu aussi les autres personnages des Nozze di Figaro. Figaro lui-même, qui semble tout d’une pièce, est naïvement dupé dans la scène du jardin.

C.F. : Peut-être est-il est aussi au courant de la situation…
L.M. : Qui sait ? Au départ, « Aprite un po’ quegli occhi », est une manière de se dresser contre les femmes, s’inscrivant dans la tradition de la littérature misogyne de l’époque. Ce n’est pas une page agressive mais Figaro s’est trompé et c’est bien qu’il en soit ainsi. Puis il le découvre et, comme il sait le faire, il retourne la situation à son avantage. Les deux personnages sont très intéressants car ce ne sont pas des personnages entièrement comiques. Je n’ai chanté Almaviva qu’une seule fois, Figaro plusieurs fois.
Et ce que j’aime le plus chez Figaro, c’est que, d’une part, il regarde toujours vers le passé, le serviteur de la tradition baroque, tandis que, d’autre part, c’est déjà un révolutionnaire, comme par exemple dans la mise en scène de Strehler où j’ai joué et que je referai. Un spectacle d’antan, bien sûr, mais toujours vivant et intelligent. Cette nature double est intéressante, celle d’un masque en deux dimensions, mais en même temps c’est aussi un homme puissant qui prend son destin en main face à une noblesse répressive et ridicule.

C.F. : Et d’un point de vue vocal ?
L.M. : Vocalement, je dois dire que j’ai toujours trouvé tout à fait dans mes cordes le personnage de Figaro qui est un rôle polyvalent, comme Don Giovanni du reste. Mais je ne peux pas dire qu’Almaviva ne l’est pas tout autant, bien qu’il soit écrit de manière plus aiguë et que, dans la tradition, il ait été parfois chanté par des voix presque de ténor, plus claires. C’est une belle opportunité que nous offrent Mozart et Da Ponte, à nous, les voix graves, d’explorer des domaines différents.

C.F. : Peut-être que ce qui donne à Figaro une longueur d’avance, c’est l’intelligence…
L.M. : Ce sont tous des personnages très intelligents. Almaviva se laisse immédiatement saisir par la jalousie car la comédie le veut : le serviteur est rusé et le maître se laisse berner… Mais ce sont les conventions qui l’imposent.

C.F. : D’autres projets mozartiens ? Du genre Guglielmo (Così fan tutte), par exemple…
L.M. : On me l’a demandé plusieurs fois mais cela ne s’est pas concrétisé. Je dois dire que, sur le papier, il est plus bidimensionnel que les rôles dont nous avons parlé jusqu’à présent. Cependant je le chanterai avec plaisir, quand se présentera l’occasion.

CF : Du Convive de pierre à Don Giovanni, de Don Giovanni à Alceste. Question obligée : vous avez fait vos débuts en tant qu’acteur à l’âge de quatre ans ; on n’improvise pas une carrière de baryton ; comment êtes-vous arrivé au chant ?
L.M. : Tout d’abord, mon amour pour l’opéra est né en tant que spectateur. Je me suis approché de ce monde, parce que dans ma famille on faisait du théâtre et on allait voir à la fois du théâtre parlé et de l’opéra. Cela m’a toujours beaucoup fasciné, même s’il n’y avait pas de musiciens dans la famille. Mais on m’a poussé à étudier la musique depuis l’enfance. J’ai étudié le piano, puis je suis tombé amoureux du saxophone. Un répertoire éloigné de l’opéra. Mais le travail était là et il y avait l’envie de jouer et aussi de faire du théâtre musical. Ainsi, j’ai souvent introduit de la musique dans mes spectacles, depuis mes premiers travaux de metteur en scène. Mais ce n’était pas encore de l’opéra. J’ai commencé à étudier le chant en suivant un projet. Quand je le pouvais, je soignais ma voix.
Jusqu’à ce que je rencontre Mario Malagnini. Un peu par hasard. On m’a conseillé de le consulter car je devais préparer l’épisode d’un film de Marco Bellocchio, inspiré de Pagliacci, qui nécessitait des acteurs qui savaient aussi chanter un peu l’opéra.

Sur le tournage de Pagliacci avec Marco Bellocchio
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Je suis donc resté attaché à Mario qui m’a poussé à avancer sérieusement. Et donc, petit à petit, au fur et à mesure que je poursuivais ma carrière d’acteur de théâtre parlé, nous nous sommes fréquentés, j’ai étudié des rôles, j’ai compris ma voix.
Ensuite, l’autre grande rencontre, qui m’a littéralement ouvert les portes de la scène lyrique, a été celle avec la famille Muti. Cristina d’abord qui m’a auditionné pour Jago, puis le maestro. Jago est habituellement un rôle de la maturité, alors que pour moi cela a été l’un des premiers que j’ai rencontrés. Probablement là aussi je dois beaucoup à l’intermédiaire de Shakespeare et la connaissance des moyens adéquats pour me saisir du personnage, associée à une préparation vocale adéquate, m’a permis d’obtenir un grand succès. Depuis, on a commencé à me regarder comme quelqu’un qui ne plaisantait pas.

CF : Vous avez fait vos débuts à Cagliari en 2018 comme Escamillo (Carmen). Combien d’années de préparation ont précédé ces débuts ?
L.M. : La rencontre avec Mario, à l’origine de ma décision de commencer à former ma voix, a eu lieu en 2013. Avant cela, j’avais eu de nombreuses expériences en tant qu’acteur-chanteur mais ce n’était pas encore une carrière d’opéra. Les Carmina Burana, quelques concerts, beaucoup de Brecht, un Brecht plus chantant, Les Horaces et les Curiaces, Les Sept péchés capitaux, L’Opéra de quat’sous. Une sorte de laboratoire vocal qui a ensuite débouché sur une carrière lyrique. Je regardais vers l’opéra depuis l’âge de vingt ans ; cependant, d’une part, je faisais un autre métier et, d’autre part, il ne me semblait pas opportun de franchir ce pas avant de me sentir prêt, malgré mon amour de spectateur. Voilà mon histoire. Je suis passé par la porte de la scène, plutôt que par la fosse d’orchestre.

Escamillo à l’Opéra de Rome, mise en scène Valentina Carrasco, 2022
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CF : D’Escamillo à Jago, avec Muti… Nous avons parlé de Mozart. Il me semble que l’autre élément majeur de votre carrière est Verdi. Pas seulement Jago. Rigoletto, Luna (Il trovatore), je crois qu’il y avait un projet pour La traviata qui ne s’est pas concrétisé…
L.M. : Cela a eu lieu mais sous la forme d’un film de réalité virtuelle, un projet très intéressant promu par Cieli vibrati, avec ma femme Elisa Balbo dans le rôle principal. Je l’ai dirigé et j’ai chanté Germont père ; même s’il s’agissait d’extraits de l’œuvre. En tout cas, j’envisage de retrouver bientôt le rôle dans une production à part entière, au théâtre.

C.F. : Et surtout Macbeth et puis, récemment, Monforte (I vespri siciliani), à La Scala, et Rodrigo (Don Carlo) qui était programmé pendant la pandémie et a été annulé…
L.M. : Je débute le mois prochain à Covent Garden en tant que Marchese di Posa, après avoir ouvert la saison cette année, toujours à Londres, dans Don Giovanni. Là aussi je dois beaucoup à Riccardo Muti qui m’honore de sa confiance et avec qui je vais bientôt débuter dans un autre rôle verdien d’importance, après avoir déjà chanté Macbeth au Bunka Kaikan de Tokyo, toujours sous sa direction… Comme Mozart, Verdi n’est pas seulement un immense musicien mais aussi un immense homme de théâtre. Je pars toujours de là car c’est effectivement l’approche qui me convient le mieux. Ensuite, il y a le niveau vocal, qui doit être exploré avec précaution. Bien que j’aie déjà abordé certains de ceux que, pour un interprète, on considère comme des rôles “de la maturité”, tels que Jago, Rigoletto, Macbeth, il me semble que ce sont des incursions fécondes et elles ont été récompensées par un bon résultat. Mais, en guise d’exemple, pour plusieurs raisons, je ne ferai pas du rôle de Rigoletto mon cheval de bataille, dans les années à venir. Nous avons du temps pour cela. Cependant il est bien de commencer à explorer ces personnages, de les emmener avec soi et ensuite de les faire s’épanouir, dans le courant de la prochaine décennie, probablement, lorsque mon âge me rapprochera davantage de l’âge chronologique du personnage. D’autres titres verdiens ne me demandent pas d’être un père plus ou moins tourmenté, donc je les sens plus proches en ce moment. Je pense surtout au Conte di Luna, à Rodrigo, à Jago que je referai car ce sont des rôles qui me sont chers, ainsi que Macbeth. Dans ses lettres et dans les didascalies, Verdi décrit Jago comme un jeune porte-drapeau, insaisissable, absolument éloigné de cette créature diabolique et trop bavarde que l’on entend parfois. Il est sibyllin… Bref, pour Jago, ce qui s’impose au niveau vocal, c’est aussi un savoir-faire d’acteur. Donc il me stimule beaucoup…

© Fabio Anselmini

C.F. : Et le premier Verdi, avant la trilogie populaire ?
L.M. : Je n’en ai pas encore eu l’occasion, sauf pour Macbeth. Mais je pourrais volontiers le rencontrer. J’ai chanté Macbeth avec le maestro Muti, comme je le rappelai, à Tokyo, et, comme toujours avec lui, malgré la forme de concert, ce fut la rencontre avec un personnage très fouillé, aussi bien sur le plan musical que dramatique. C’est sa façon de travailler. C’est un rôle impressionnant pour ce qui est demandé vocalement au héros. C’est une œuvre expérimentale. Verdi s’attarde à concevoir des didascalies bizarres : voix rampante… Et c’est le seul Verdi surnaturel. Qui sait ce qu’aurait été son Roi Lear… Cela ne fait pas partie du premier Verdi, mais je chanterai bientôt Un ballo in maschera. Et un personnage que j’attends, sans hâte mais dans une grande anxiété, c’est Simon Boccanegra. La parabole d’une vie, le poids du trône, il a quelque chose de Lear…

C.F. : Vous avez fait vos débuts dans Carmen, répertoire français. D’autres projets dans le répertoire français ?
L.M. : Il y en a un très beau qui, cependant, doit rester secret pour le moment. Disons : un Verdi français.

C.F. : Par ailleurs, I vespri siciliani et Don Carlo sont eux-mêmes français, à l’origine…
L.M. : Mais jusqu’à présent, je n’ai eu l’occasion de les chanter qu’en italien.

CF : Des aspirations ?
L.M. : Je reprendrai Carmen… J’aime beaucoup le répertoire français. Par exemple, une œuvre sur laquelle je travaille mais que je vois plus tard dans mon parcours, c’est Thaïs. Et puis dans le bon théâtre, avec une bonne idée, tant musicale que scénique, j’aimerais beaucoup rencontrer Faust mais la version où Méphistophélès est chanté par un baryton, justement comme cela peut arriver pour Escamillo. À la couleur plus claire, insinuante, différente de ce que nous avons l’habitude d’entendre. Les alternatives sont écrites et le rôle est si proche de moi, parce que je l’ai abordé dans toutes ses facettes, à la fois en tant qu’acteur et réalisateur, dans plusieurs réécritures.

C.F. : Si l’on veut, il y a aussi un Werther baryton…
L.M. : Là vous remuez le couteau dans la plaie car c’était un projet qui prenait forme il y a quelques mois, dans la saison post-Covid. Mais en raison de difficultés liées à la reprise et d’un calendrier trop serré, il a été reporté. Mais oui, c’est un rôle que j’aime beaucoup et d’ailleurs je chante souvent l’air en concert, dans la version pour baryton.

C.F. : Il me semble que, de par votre histoire, vous entretenez un rapport particulier à la culture française. Du point de vue de la langue aussi, de la traduction de textes du théâtre français…
L.M. : Oui, à partir de Molière, il y a même un recueil de mes traductions, publié par Falsopiano il y a quelques années.[4] J’ai traduit les deux versions de L’Histoire du Soldat,[5] aussi bien la dramaturgie de Ramuz que l’édition qui a été créée à Lausanne en 2018, dont le livret avait été perdu et que j’ai publié l’an dernier, justement parce que c’est un Faust en miniature et que c’est un sujet qui me passionne beaucoup. Puis, j’ai traduit Koltès.[6] Beaucoup pour la scène et aussi parfois pour le plaisir. Par exemple, l’un de mes premiers travaux a été la version d’un recueil de poèmes de Boris Vian : Je voudrais pas crever.[7] Je suis très proche de la culture française aussi pour des raisons familiales. Et donc j’ai en moi ce plaisir de la mettre de temps en temps en italien.

C.F. : Alors, quand chanterez-vous en France ?
L.M. : Je n’ai pas encore de date, bien que, dans les prochaines années, je sois amené à voyager dans le monde entier. Mais je serai très heureux de le faire, dès que l’occasion se présentera.

C.F. : D’autres projets dont on peut déjà parler ?
L.M. : Il pourrait y avoir une première rencontre, prudente, avec Rossini.

CF : Le Figaro rossinien ?
L.M. : De Rossini, je dis toujours que je pourrais chanter Figaro, parce qu’on l’a entendu chanter par toute sorte de voix. Donc, oui, tôt ou tard je voudrais chanter Figaro. Cependant, le rôle auquel je pense par adhésion émotionnelle est Guillaume Tell. Un Rossini un peu spécial. En français ou en italien.

CF : Des aspirations ? Quels compositeurs et quels personnages aimeriez-vous aborder ?
L.M. : Personnellement, je m’intéresse beaucoup au XXe siècle aussi. Tôt ou tard, j’aimerais chanter Wozzeck. Très prudemment, j’aime beaucoup Wagner. Un certain Wagner, je pense que ça pourrait marcher. Ensuite, il y a des projets particuliers comme celui que nous sommes parvenus à réaliser à Gênes, combinant La serva padrona et Trouble in Tahiti. Cela a été très stimulant. Comme pour le transformisme dont les caractéristiques et les possibilités m’ont amené à m’affiner à la scène, j’aime également embrasser des esthétiques différentes sur le plan vocal. Toujours dans la mesure, sans bouleverser ma nature. Une manière d’explorer…

C.F. : Et la période intermédiaire : Bellini, Donizetti ?
L.M. : De Donizetti je n’ai fait qu’Il campanello. C’est un morceau de bravoure pour le baryton. Très stimulant, très joyeux, très amusant. Le Donizetti que j’ai rencontré est très théâtral et donc bien dans mes cordes. Cependant, en général, le bel canto n’est pas très théâtral au sens canonique. C’est l’interprète qui fait la différence. Par exemple, on me demande souvent : mais on ne t’a jamais proposé Lucia ? Malheureusement non, mais je pense que ma voix serait vraiment adéquate au rôle d’Enrico.

CF : Et le Donizetti bouffe ?
L.M. : Oui, en plus du Campanello, justement, j’ai plusieurs rôles dans mon tiroir et j’espère avoir l’occasion de les aborder bientôt.

C.F. : Nous avons surtout parlé du baryton. Mais vous êtes aussi metteur en scène d’opéra. Vous avez déjà réalisé plusieurs titres. On parlait de La serva padrona et de Trouble in Tahiti mais on peut ajouter Carmen, La Veuve joyeuse
L.M. : Et un projet auquel je tiens beaucoup : le Faust de Schumann. Avec quelques séquences en prose. Disons que pour le moment, à part Carmen, en tant que metteur en scène d’opéra, on m’a proposé des projets un peu particuliers. J’aime vraiment ça et ça m’enthousiasme. À cause de mon histoire qui est aussi un peu particulière. Elle se prête à des combinaisons bizarres, comme La serva padrona et Trouble in Tahiti qui sont d’ailleurs nés d’une idée que nous avons eu, ma femme et moi, dans la tentative d’occuper les mois de confinement. La Veuve joyeuse est une incursion dans l’opérette qui ne sera pas fréquente mais qui m’a quand même beaucoup stimulé. Parce que, devant être entièrement acteur et entièrement chanteur, Danilo est en phase avec mon âme d’interprète. Encore un rôle polyvalent, presque un baryténor, à gérer de manière un peu singulière, pour une voix comme la mienne, qui est franchement une voix de baryton. Je l’ai fait et je pourrais le refaire mais très occasionnellement. L’opérette m’intéresse, cependant, en tant que metteur en scène d’opéra, j’aimerais aborder aussi des titres du grand répertoire, ayant parfois une antériorité littéraire forte, mais pas forcément.

C.F. : Des aspirations là aussi ?
L.M. : Je m’intéresse beaucoup au Verdi shakespearien. Tout le Trittico puccinien serait aussi très stimulant, un jeu d’alchimie très habile. Même si jusqu’à présent, chez Puccini, je n’ai chanté que dans La Bohème. Je crois que lorsque nous parlons de Puccini, nous parlons d’un autre grand homme de théâtre.

Avec Camillo Faverzani à Florence, pendant l’entretien (© D.R)

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[1] Cet entretien a eu lieu à Florence, le 18 mai 2023. Luca Micheletti venait de conclure un cycle de représentations du Don Giovanni de Mozart au Maggio Musicale Fiorentino, dans le rôle du héros (https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/production/2023/05/14/maggio-musicale-don-giovanni-luca-micheletti-markus-werba-jessica-pratt-ruzil-gatin-anastasia-bartoli-zubin-mehta-giorgio-ferrara-critique/) et à partir du 16 mai il interprétait Alceste dans Le Misanthrope de Molière à la Pergola. Afin de mieux apprécier la carrière composite du baryton, du comédien et du metteur en scène, il est très instructif de consulter son site en ligne : https://www.lucamicheletti.com/.

[2] Le comédien Adolfo Micheletti.

[3] La famille Micheletti-Zampieri, à l’origine de la troupe I Guitti.

[4] Molière, La scuola delle mogli. Tartufo, o l’impostore. Il medico controvoglia. Le furberie di Scapino, édition de Luca Micheletti, Alessandria, Falsopiano, 2018.

[5] Histoire du soldat: da dire, suonare, danzare, texte de Charles-Ferdinand Ramuz, musique d’Igor Stravinsky, édition de Luca Micheletti, version italienne de Giusi Checcaglini et de Luca Micheletti, Rudiano, GAM, 2012; Histoire du soldat, édition et traduction de Luca Micheletti, Damiani, 2021.

[6] Bernard Marie Koltès, Voci sorde, édition et traduction de Luca Micheletti, Parma, Diabasis, 2013.

[7] Boris Vian, Io non vorrei crepare: pruma de iga est, traduction de Luca Micheletti, Rudiano, Gam, 2008.

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