Sa Winterreise et son programme Wolf nous ont tout récemment enthousiasmés ! Benjamin Appl nous dit tout de son amour pour le lied, de son admiration pour son mentor Fischer-Dieskau, ou encore de son rapport à l’opéra…
© Lars Borges, Sony Classical
Nicolas MATHIEU : Comment êtes-vous venu à l’art lyrique, Benjamin Appl ?
Benjamin APPL : En fait, le parcours n’a pas été si simple. Bien que personne dans ma famille n’ait été un musicien professionnel, ma mère chantait beaucoup avec nous quand nous étions enfants et la musique était présente partout dans notre maison. Lorsque je suis devenu un peu plus âgé, j’ai rejoint la chorale locale et j’ai vraiment apprécié d’en faire partie ; puis à la fin de ma scolarité, j’ai même envisagé l’idée de devenir chanteur professionnel. Un professeur de musique, en particulier, m’a beaucoup soutenu et a semé la graine qui m’a permis de développer mon amour pour les mélodies allemandes. Pourtant, je n’arrivais pas à me faire à l’idée de mener une vie d’artiste : voyager seul à travers le monde et vivre « dans une valise »….
J’ai donc commencé ma carrière professionnelle comme apprenti dans une banque, puis j’ai obtenu un diplôme en gestion d’entreprise. C’est pour cette raison que, pendant de nombreuses années, il n’était pas du tout évident que je devienne musicien. Mais d’une certaine manière, j’ai toujours eu le sentiment qu’il manquait quelque chose dans ma vie avant de pratiquer la musique…
En y repensant maintenant, j’apprécie vraiment ce parcours non conventionnel : non seulement il m’a permis d’avoir un aperçu d’un monde tout à fait autre – et j’ai beaucoup appris sur les affaires ! -, mais je peux surtout maintenant apprécier pleinement la chance que j’ai d’être musicien.
N.M. : Vous étiez l’un des derniers élèves de Dietrich Fischer-Dieskau. Quels sont les souvenirs que vous gardez de lui et de son enseignement ?
B. A. : Il était en son temps l’un des plus grands artistes vivants, et dès le premier instant où je l’ai entendu, il a été une idole absolue pour moi.
Je l’ai rencontré pour la première fois lors d’une master class en 2009. Le dernier jour, il m’a demandé de venir dans sa loge et m’a donné ses coordonnées privées. À partir de ce moment, nous avons travaillé ensemble pendant des jours et des jours dans ses maisons à Berlin et en Bavière, jusqu’à la fin de sa vie. Il n’était pas le genre de professeur à se concentrer uniquement sur la technique… C’était plutôt un mentor, abordant la musique dans un sens plus bien complet et plus profond.
J’ai été profondément impressionné par son niveau de préparation et par le sérieux qui lui avait permis d’atteindre un tel niveau de compréhension de la musique. Chaque fois que je me rendais chez lui, il s’était préparé à notre séance, en relisant les partitions, en lisant la poésie et le contexte des lieder – alors même qu’il y avait déjà consacré toute une vie ! Mais c’est aussi l’un des aspects les plus merveilleux de cette profession : on n’est finalement jamais trop bien préparé…
Avoir eu le privilège de travailler avec Dietrich Fischer-Dieskau est l’un des moments forts de ma carrière à ce jour. Il a été un véritable mentor à bien des égards et m’a beaucoup appris, pas seulement en matière de technique vocale ou d’interprétation, mais bien plus encore : il m’a enseigné l’essence même du métier de musicien, et les responsabilités qui en découlent.
En revanche, lorsque vous travaillez avec une telle personne, il y a toujours un risque d’imitation, de considérer tout ce qu’il vous dit comme étant gravé dans le marbre. J’ai eu de la chance d’être un peu plus âgé que les autres étudiants, parce que je pense que lorsqu’on est confronté à des titans comme lui, il faut déjà avoir une certaine personnalité (savoir ce que l’on aime, où l’on veut aller), afin de suivre les conseils tout en étant conscient que l’on peut prendre un chemin différent par la suite, afin de ne pas perdre sa propre personnalité artistique.
Schubert : Erlkönig (Gramophone Classical Music Awards 2016)
N. M. : Dietrich Fischer-Dieskau était baryton, comme vous… Quels sont selon vous les avantages et les inconvénients de la voix de cette voix ?
B. A. : La tessiture de baryton est à la fois une bénédiction et une malédiction ! Elle n’est pas aussi extrême ni sensationnelle que les voix aiguës ou très graves. Par conséquent, dans le monde de l’opéra, même s’il y a de beaux personnages barytons, l’histoire et l’action véritable sont principalement concentrées sur les sopranos et les ténors. En tant que baryton, vous êtes très souvent le troisième ou le quatrième chanteur de la distribution.
Historiquement, le « baryton » est souvent considéré comme une voix adaptée aux mélodies, car son registre vocal est plus proche de celui de la voix parlée, avec un son « normal », qui nous rappelle la déclamation de la poésie. Par conséquent, c’est une voix parfaite pour le lied.
N. M. : Vous vous consacrez d’ailleurs principalement au répertoire du lied et de la mélodie. Pourquoi ?
B. A. : Parce que je pense que le lied est la forme d’art la plus merveilleuse qui soit ! La combinaison de la poésie et de la musique y est absolument unique. C’est une forme d’art qui a toujours été destinée à être jouée dans des espaces plus petits et plus intimes, j’ai donc l’impression, en chantant des lieder, d’être plus proche du public et de communiquer avec chaque personne de la salle. L’accueil qu’on vous réserve influence également votre performances sur scène Vous pouvez créer quelque chose de très vrai sans avoir besoin de costumes ou de maquillage. De même, lorsque je vis quelque chose de particulier pendant la journée, je sais que cela influencera ma façon de chanter le soir. C’est pourquoi j’aime cette forme d’art ; je souhaite et j’espère que cet univers constituera toujours une partie très importante de ma vie artistique.
N. M. : Prenons la célèbre Winterreise, que vous avez enregistrée en 2022 : qu’y a-t-il de fascinant dans cette œuvre pour celui qui l’interprète ?
B. A. : La Winterreise est très stimulante, mais aussi particulièrement intéressante car l’œuvre permet un véritable voyage. Le chanteur et le pianiste doivent prendre des décisions de seconde en seconde, et à propos de chaque note.
© David Ruano
Vous pouvez choisir de descendre un chemin par ici, ou d’en remonter un autre par là. La Winterreise peut offrir de nombreux sentiers différents, personnels, et le parcours de chacun peut varier chaque jour. Il n’y a pas d’interprétation idéale, car il s’agit d’une pièce très personnelle et riche en émotions.
N. M. : La même année, vous avez également enregistré des lieder de Wolf…
B. A. : : Je considère Wolf et Schubert comme les deux compositeurs qui ont su le mieux utiliser la langue et proposer, pour chaque note, une longueur qui convienne au débit langagier naturel. Ainsi, le flux du chant reste très proche de celui de la parole. J’adore Wolf et je regrette qu’il ne soit pas autant joué qu’il y a 30 ou 40 ans. J’essaie toujours de programmer davantage de ses lieder dans mes récitals. Ses propres orchestrations de ses lieder ne sont pas vraiment connues, pourtant je pense qu’elles présentent une maîtrise comparable à celle de Mahler. Le vrai défi posé par les lieder avec orchestre de Wolf est celui consistant à parvenir à une forme de transparence… Un défi qui cause plus souvent des problèmes d’équilibre que Mahler. Mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit de purs chefs-d’œuvre.
N. M. : Quels nouveaux répertoires vous intéressent pour l’avenir ?
B. A. : Il y a toujours de nouveaux répertoires intéressants : oratorios, musique contemporaine… Mais ce que j’aime aussi, c’est trouver des liens entre le lied et d’autres genres. Par exemple, j’ai participé à un film sur le tango qui a été tourné à Buenos Aires en 2020, où je souligne les parallèles entre le tango et les lieder allemands. Je termine actuellement la préparation d’un projet sur les chansons artistiques sud-américaines, mises en perspective avec la musique allemande. Il y a tellement d’idées dans ma tête que je dois parfois prendre un peu de recul afin de ne pas submerger mon entourage avec tous mes projets !!
N. M. : À propos de l’opéra, vous avez dit que vous vous consacreriez à des projets en ce domaine “de temps en temps”…
B. A. : L’opéra est l’une des plus grandes formes d’art. Lorsque tous les éléments qui le composent sont efficacement réunis, on atteint une beauté bouleversante. Je trouve par ailleurs le travail avec le chef d’orchestre, les metteurs en scène, très “rafraîchissant” : cela apporte de nouvelles idées pour les récitals ! Mais c’est aussi un monde différent. Chaque année, j’aime chanter une production d’opéra, et je pense que je vais m’en tenir à cette décision. Je suis très heureux de chanter des récitals et des concerts avec orchestre, et j’ai le privilège de pouvoir jongler entre de nombreux projets différents : je ne vois pas pourquoi je changerais !
Strauss, Morgen (piano : Sholto Kynoch)
Les projets de Benjamin Appl :
RECITAL ‘FORBIDDEN FRUIT‘ – ST DENIS FESTIVAL – 18 juin
MOZART AND FRIENDS – LA SEINE MUSICALE PARIS – 27 juin
SCHUBERT‘S SONGS AT RISØR KAMMERMUSIKKFEST – 29 juin