JULIETTE SABBAH nous fait découvrir le métier de cheffe de chant

Mais à quoi sert donc le « chef de chant » à l’opéra ? Est-il une sorte de coach vocal ? Un répétiteur ? Un assistant du chef d’orchestre ? C’est un peu tout cela à la fois, mais bien plus encore ! Pour en savoir plus, nous avons rencontré Juliette Sabbah, qui a récemment travaillé sur les productions d’ Ariane à Naxos à Montpellier, Samson et Dalila à Avignon, Gianni Schicchi au Liverpool Philharmonic, ou encore de La Vie parisienne mise en scène par Christian Lacroix (une production du Palazzetto Bru Zane) à l’Opéra Royal de Liège-Wallonie.

Stéphane LELIÈVRE : Comment devient-on cheffe de chant, Juliette Sabbah ?
Juliette SABBAH :
Pour moi, cela a véritablement été le fruit du hasard : lorsque j’ai commencé mes études, je ne savais même pas que ce métier existait ! En fait je suis partie aux États-Unis faire des études en tant que pianiste soliste. Là-bas, le coût des études est très élevé ; j’ai bénéficié d’une bourse et d’un salaire, mais en contrepartie, il fallait que je travaille pour l’université. C’est là que j’ai commencé à accompagner certains cours de chant. Ça a été pour moi une découverte totale, et au bout de deux ans, je me suis aperçue que je prenais plus de plaisir à cet emploi qu’à travailler le piano toute seule. Car le travail d’un pianiste soliste, même s’il lui arrive de jouer avec des collègues en musique de chambre, parfois même avec un orchestre, reste éminemment solitaire…

S.L. : C’est donc cet esprit d’équipe qui vous a séduite, le fait de construire les choses ensemble ?
J. S. :
Absolument ! Mais pas seulement : j’ai toujours adoré la littérature, la poésie. Et le fait de travailler avec des chanteurs me permet d’appréhender les textes, leurs sens, les effets qu’ils produisent : j’ai ainsi eu la possibilité d’opérer une synthèse entre les deux univers artistiques qui me fascinent le plus, les lettres et la musique, avec l’impression très agréable de travailler les deux au sein d’une seule et même activité ! Et puis, quand j’ai commencé les productions d’opéra, j’ai également été fascinée par ce regroupement de tous les arts (musique, théâtre, création de décors et de costumes, machineries, etc.) pour créer tous ensemble une œuvre commune.

Répétition d’Ariane à Naxos à Montpellier (© D.R.)

S.L. : Après ce séjour aux USA, quel a été votre cursus ?
J. S. :
Il a été un peu atypique : j’ai rencontré certains problèmes physiques qui m’ont fait penser que, peut-être, je ne pourrais plus jouer de piano. J’ai donc entamé un cursus de musicologie au Conservatoire de Paris où j’ai passé mes prix d’histoire de la musique et d’analyse musicale. Lorsque mes problèmes ont été résolus, j’ai suivi un master d’accompagnement à la Royal Academy de Londres et j’ai continué de me former à Paris auprès de deux femmes très inspirantes, Susan Manoff pour le lied et la mélodie et Irene Kudela pour la direction de chant.

S.L. : Et vous êtes donc devenue « cheffe de chant ». Pouvez-vous nous dire en quoi consiste exactement votre métier ?
J. S. :
C’est un métier qui comporte en fait plusieurs facettes, et c’est sans doute pour cela qu’on du mal à l’identifier clairement. Dans la préparation d’un opéra, le chef de chant intervient à différents stades, dès les toutes premières répétitions jusqu’à, au moins, la première représentation – parfois même nous restons présents tout le temps des représentations. Notre rôle est en fait évolutif :
– Dans un premier temps, nous faisons des répétitions purement « musicales » avec les chanteurs et le chef d’orchestre, au cours desquelles on travaille la partition en réfléchissant par exemple aux couleurs, aux tempi… Bien sûr le metteur en scène peut être présent et intervenir sur des questions d’interprétation, mais le travail n’en demeure pas moins essentiellement musical.
– Puis viennent les répétitions scéniques : nous devons alors jouer et répéter autant de fois que le souhaite le metteur en scène. On suit le chef d’orchestre s’il est présent, ou on se fait son représentant, son porte-parole s’il est absent. Il nous arrive également de donner ponctuellement la réplique si un chanteur n’est pas là, afin d’assurer la fluidité de la répétition. Ce travail sur les répétitions scéniques dure jusqu’à la « générale piano ».
– La générale piano constitue la première répétition en costumes. Le chef de chant joue alors in extenso l’intégralité de l’opéra. À l’issue de cette générale piano, notre rôle en tant que pianiste est terminé.
– Viennent ensuite les répétitions avec orchestre : j’aide alors le chef et les chanteurs à faire les « balances » avec l’orchestre. Les chanteurs, le chef, les musiciens, qui se trouvent en fosse ou sur le plateau, ne peuvent pas exactement se rendre compte de ce qu’on entend depuis les différents endroits de la salle ; je suis donc chargée d’effectuer des « retours » afin que l’on procède, le cas échéant, à certains ajustements. Mon travail consiste également à faire des retours aux chanteurs, à la demande du chef d’orchestre ou en continuité du travail que nous avons effectué ensemble jusque là. Parfois le chef souhaite aller dans la salle afin de se rendre compte des choses par lui-même, je le remplace alors ponctuellement. Ce travail sur la balance a lieu jusqu’à la première.


© D.R.

– Il ne faut pas oublier une autre facette du métier qui consiste à jouer en quelque sorte le rôle de coach vocal. Sur un temps de pause, je peux travailler avec un chanteur, ou un petit groupe de chanteurs, sur des points précis qui peuvent être de natures très diverses : les aider sur le « par cœur », ou sur un passage qui pose un problème musical ou vocal (ce travail peut d’ailleurs s’effectuer à la demande du chef s’il a constaté qu’une difficulté surgissait au cours des répétitions).
– Enfin, nous jouons également, lorsque cela est nécessaire, le rôle de coach de langues : nous sommes appelés sur les productions en fonction de nos connaissances des langues des œuvres interprétées. Pour ma part il s’agit bien sûr du français (surtout lorsque nous avons des casts de chanteurs non francophones) mais aussi l’italien, l’anglais et surtout l’allemand. C’est une langue que j’adore, je la parle depuis l’enfance, et c’est mon plus grand plaisir que d’en faire appréhender la  musique et la vocalité aux chanteurs qui en sont moins familiers.

S.L. : Au-delà des aspects techniques et artistiques, la dimension humaine et relationnelle semble  donc essentielle dans votre travail…
J. S. :
Elle est primordiale ! Tout est affaire de confiance, une confiance qu’il est plus ou moins facile de gagner en fonction des personnalités de chacun, mais le plus souvent les choses se passent vraiment bien. Gagner la confiance d’un chef et pouvoir travailler efficacement en binôme avec lui est l’une des conditions pour que la communication avec les chanteurs s’établisse au mieux.

Quant à la relation du chef de chant aux interprètes vocaux, qu’ils soient débutants ou chevronnés, elle est en général facilitée par le fait qu’ils savent pouvoir compter sur nous en cas de problème. Je travaille parfois avec des artistes qui ont bien plus de métier que moi, et quel que soit leur âge et leur degré d’expérience, je suis toujours impressionnée de leur curiosité et de leur désir d’approfondir, et ils sont toujours en demande de ces fameux retours que je me dois de leur donner. C’est donc un cercle vertueux où chacun s’enrichit du travail de l’autre : j’apprends beaucoup à les regarder travailler, je « renvoie » ce que j’entends et nous cherchons ensemble des solutions pour améliorer d’éventuels problèmes rencontrés.

S.L. : Parallèlement à votre travail en tant que cheffe de chant, vous continuez à accompagner fréquemment des chanteurs en récitals : c’est le hasard ? Un choix délibéré ?
J. S. :
C’est un choix ! J’y tenais beaucoup et je suis ravie de pouvoir mener ces deux activités de front. Ce n’est pas possible partout : à la Royal Academy, on devait vraiment choisir entre les univers du lied ou de la mélodie, et celui de l’opéra. C’est selon moi dommage car les deux types d’activités sont parfaitement complémentaires : notre travail avec l’orchestre, à l’opéra, influe nécessairement sur les couleurs et les sonorités qu’on va déployer au piano en accompagnent des lieder ou des mélodies. Et a contrario, le travail sur les subtilités du texte dans le cadre de récitals a immanquablement un impact sur notre interprétation des livrets d’opéras !

En récital avec Fabien Hyon dans le cadre des « Promenades musicales » au Musée d’Orsay (© D.R.)

Je suis quoi qu’il en soit  très heureuse de parvenir à équilibrer à peu près mes activités de cheffe de chant et mes récitals avec chanteurs, et je me réjouis beaucoup de continuer dans cette double voie, avec tous ses défis et toute son effervescence !