Ewa, elle l’a… « ce je ne sais quoi que les autres n’ont pas, qui nous met dans un drôle d’état » ! Un timbre unique, légèrement voilé, tantôt rauque, tantôt très doux, reconnaissable en une seconde – sans parler d’une maîtrise technique stupéfiante… La légendaire contralto polonaise nous a quittés le 19 janvier dernier. Née le 26 avril 1952, elle fut l’une des plus remarquables interprètes des répertoires baroques et rossiniens de son temps.
Lorsqu’à Aix-en-Provence, un soir de juillet 1984, les festivaliers découvrirent en Rosine la jeune Ewa Podleś, ils furent quelque peu perplexes : certes, l’heure n’était plus aux Rosine légères, suraiguës et acides qu’une certaine tradition avait imposées depuis des décennies. Mais ce timbre d’une opulence incroyable, aux graves rauques et abyssaux, à la projection péremptoire, était-il bien celui de la jeune pupille du dottore Bartolo ? Peut-être pas … Mais une évidence sautait malgré tout aux oreilles : nous tenions là une voix, une vraie, avec une personnalité unique et un abattage technique hors normes, à des années lumières de tous ces talents qui fleurissent d’année en année, souvent séduisants, intéressants, agréables, mais plus ou moins anonymes et finalement assez vite oubliés… Il fallait, pour que le talent d’Ewa Podleś explose, qu’on lui confie des rôles à la (dé)mesure de ses moyens – ce qui n’allait guère tarder : Rinaldo dès 1984 au Metropolitan Opera, mais aussi Arbace (Semiramide), Ciro (Ciro in Babilonia), ou encore Tancredi, chanté notamment à Poissy en 1994 sous la direction d’Alberto Zedda dans une version de concert inoubliable, accueillie par un public en délire – et dont la version gravée pour Naxos ne donne hélas qu’un pâle aperçu. Entourée d’une Sumi Jo étincelante, d’un remarquable Stanford Olsen et d’un tout jeune Pietro Spagnoli, Ewa Podleś, chantant sans partition, délivrait une interprétation du rôle-titre inégalable d’autorité, de tendresse, de dramatisme… la seule à pouvoir véritablement concurrencer celle de Marilyn Horne.
Si les rôles travestis convenaient particulièrement à Ewa Podleś (elle fut aussi un exceptionnel Orphée), elle interpréta également Dalila (à l’Opéra de Paris en 1991), Ulrica (Un bal masqué), Eboli (Don Carlo), Mistress Quickly (Falstaff), la zia principessa (Suor Angelica), Azucena (Il trovatore). Ces dernières années, elle avait campé certains rôles de composition (la Marquise de Berckenfield dans La Fille du régiment, Madame de la Haltière dans Cendrillon), tout en continuant à aborder certains rôles importants (Klytämnestra dans Elektra, Erda dans Siegfried, récemment – en 2015 – au Liceu de Barelone)…
Malgré une carrière riche, longue, extrêmement diversifiée (elle était aussi une excellente mélodiste, une remarquable interprète de musique sacrée et de musique vocale avec orchestre), et même si elle eut des admirateurs nombreux, fidèles, passionnés, Ewa Podleś n’acquit jamais tout à fait la notoriété ni ne fit la carrière qu’elle aurait méritées. Ainsi, le fait qu’elle fit ses débuts scéniques – triomphaux ! – à Pesaro en… 2013 (!) laisse pour le moins songeur… Pour nous consoler et nous souvenir de cette immense artiste, il nous reste heureusement ses enregistrements, audio et vidéo : outre le Tancredi de Naxos déjà cité, ne manquez pas, si vous ne les connaissez pas, ses enregistrements d’Armide, Ariodante (Minkowski, Archiv Produktion), Orphée aux enfers (Minkowski, EMI), Orfeo ed Euridice (Peter Maag, Arts), ses récitals de mélodies russes ou de mélodies de Chopin (Forlane), son CD d’Airs célèbres (Patrick Peire, Forlane), son album Rossini (Naxos). En DVD ou Blu-ray, on peut retrouver Ewa Podleś dans le Ciro in Babilonia de Pesaro, mais aussi dans La Fille du régiment (Scala de Milan), ou encore La Gioconda et La Dame de Pique, dans des productions proposées par le Liceu de Barcelone.
Première Loge vous propose de retrouver Ewa Podleś dans trois rôles rendant bien compte de la diversité de son talent : Orphée (le virtuosissime « Amour, viens rendre à mon âme » d’Orphée et Eurydice chanté pour la télévision française dans l’émission de Jacques Martin Le monde est à vous en 1994), Ciro (Ciro in Babilonia de Rossini à Pesaro en 2012) et la zia principessa glaçante qu’elle chanta à San Francisco en 2009 (Suor Angelica).