2021-2022: une saison particulièrement faste pour Jérôme Boutillier, qui y abordera pas moins de six nouveaux rôles ! Baryton mais aussi pianiste, artiste de son temps fasciné par l’héritage des grands qui l’ont précédé, adepte des créations contemporaines comme des résurrections d’œuvres oubliées, chanteur d’opéra mais aussi récitaliste et mélodiste confirmé : portrait en paroles d’un artiste complet, pour qui la modernité prend nécessairement racine dans le passé.
Stéphane LELIÈVRE : Six prises de rôles en cette saison 2021-2022, dont certaines (Hamlet, Posa) de tout premier plan : que de travail en perspective ! C’est le hasard des propositions qui vous sont faites ? Une revanche sur l’année Covid ?
Jérôme BOUTILLIER : (rires) Le hasard, non : cela correspond en grande partie à une direction que mon agent et moi-même essayons de donner à mon parcours, en intégrant à mon répertoire des prises de rôles qui paraissent judicieuses au stade actuel de ma carrière, et qui contribuent à définir mon identité aux yeux du public ou de la presse.
S.L. : Les rôles que vous allez aborder sont très divers : il y a du romantisme français, une création, un opéra tchèque (Jenůfa), Iphigénie en Tauride de Gluck,… Quelles sont les difficultés qui se posent à vous quand vous devez ainsi passer d’un style à un autre ?
J.B. : Il faut distinguer les choses qui nous sont pour ainsi dire congénitales, parce qu’on les a côtoyées depuis toujours ou presque ; et puis ce vers quoi on se dirige, ce pour quoi on est fait. C’est le grand paradoxe du chanteur : rester lui-même tout en allant là où il doit aller !
Maquette de costume pour Omphale par Louis-René Boquet (1769)
S.L. : Le répertoire « congénital », pour reprendre votre expression, vous concernant, ce serait… ?
J.B. : Le répertoire romantique : cela s’explique assurément par ma formation première, qui est une formation de pianiste. Le romantisme, c’est ma nature, mon sol, ma terre. Ceci dit, en tant que chanteur, j’ai commencé par le répertoire pré-classique : c’est un genre qui me convient bien – et que je fréquente encore : je viens par exemple d’enregistrer le rôle d’Alcide dans Omphale de Cardonne (NDR : opéra créé en 1769 à l’Académie Royale de Musique de Paris) pour le Centre de Musique Baroque de Versailles. À côté de cela il y aura effectivement pour moi des choses plus exotiques, telle le Janáček : ce qui m’intéresse beaucoup en chantant Jenůfa, c’est d’être confronté à une langue slave : les langues slaves, selon moi, permettent très bien de « recadrer » la voix ; elles me semblent plus proches de l’idéal de la voix chantée que ne le sont d’autres langues – dont le français…
S.L. : Vous pourriez alors vous laisser tenter par certains rôles russes… Onéguine peut-être ?
J.B. : Oui bien sûr, mais pour Onéguine comme pour tout nouveau rôle, il faut que la proposition arrive au bon moment et qu’un certain nombre de paramètres soient « alignés » : le chef, les partenaires, la salle,… Ainsi par exemple, le Posa qui s’annonce me convient bien, notamment en raison du lieu et de l’équipe qui m’entourera : ce Don Carlo sera donné à l’Opéra de Marseille, avec un casting très belcantiste. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de grisant pour moi à incarner tant de personnages différents. C’est paradoxalement tout à la fois une façon de se cacher derrière des identités autres, mais aussi un moyen de se retrouver et de mieux se connaître, en observant ce que ces identités fictives font naître en vous.
Don Carlos, la mort de Posa dans Musiques en Fête à Orange en Septembre 2020
S.L. : Vous évoquiez à l’instant l’enregistrement d’Omphale de Jean-Baptiste Cardonne. Ce n’est pas la première fois que vous participez à la résurrection d’une œuvre oubliée : c’est important pour vous ?
J.B. : C’est l’une des missions de tout interprète. Nous nous devons de redonner vie à ces œuvres qui, tant qu’elles dorment dans des cartons, dans des bibliothèques, sans faire l’objet d’une expérience sensible, sont en quelque sorte « mortes ». C’est très intéressant de leur redonner vie au concert bien sûr, mais aussi et peut-être surtout au disque : l’enregistrement d’une œuvre oubliée, c’est un peu l’antichambre de sa recréation. Ce sont comme des capsules temporelles qu’on ramène du passé petit à petit… C’est à la fois enthousiasmant, et très émouvant !
S.L. : Vous vous inscrivez dans une longue lignée de barytons français prestigieux : Camille Maurane, Ernest Blanc, Michel Dens, Gérard Souzay, Robert Massard, Gabriel Bacquier,… Cela compte pour vous ? Vous nourrissez-vous des interprétations du passé ?
J.B. : Constamment… Ne pas tenir compte des chanteurs du passé, ce serait comme renier ses propres parents ! Culturellement, c’est impossible. L’opéra, le chant lyrique constituent en soi une tradition dans laquelle on s’inscrit nécessairement : pour avoir les bras tendus vers l’avenir, il faut avoir les racines très fermement ancrées dans le passé.
J’ai eu la chance de côtoyer Renée Doria plusieurs fois, ou justement Robert Massard que vous évoquiez : il m’a parlé de sa rencontre avec Charles Cambon, qui est né en 1892… La fin du XIXe siècle, une époque qui m’est particulièrement chère… et vers laquelle je me tourne souvent pour chercher des réponses à certaines questions que je peux me poser. Cambon était lui-même l’héritier d’une longue tradition de chant français, et lorsqu’on voit quelle fut sa longévité vocale (il enregistra Hérode en 3 jours à 64 ans, 3 ans avant sa mort !), on ne peut que s’inspirer d’une telle figure.
Charles Cambon (1892-1965)
S.L. : Je me souviens avoir entendu Robert Massard chanter Ourrias au Grand-Théâtre de Tours en 1982 : il approchait alors de la soixantaine, et avait conservé une fraîcheur de timbre, une puissance dans l’émission, une clarté dans la diction incroyables…
J.B. : À entendre les témoignages tardifs de tels artistes, on réalise qu’ils étaient en quelque sorte des « santés » : mentales, physiques, et spirituelles. Et on se dit alors que chanter comme ils chantaient ne les « abîmait » pas : on ne peut donc que s’inspirer de tels modèles !
Bien sûr, ce sont des témoignages ponctuels et enregistrés, donc partiels, mais ils sont tellement enrichissants… Évidemment, on apprend encore plus de prestations données sur scène dans le cadre d’une représentation : quelle émotion d’entendre Ludovic Tézier dans Rigoletto à Bastille, ou Simon Keenlyside chanter Golaud au Théâtre des Champs-Élysées !
Mireille, air d'Ourrias : "Si les filles d'Arles sont reines" par Robert Massard (1962)
S.L. : Après cette évocation du passé, parlons si vous le voulez bien de votre actualité et de l’œuvre contemporaine que vous vous apprêtez à créer à l’Opéra-Comique : Les Éclairs de Philippe Hersant, sur un livret de Jean Echenoz. Comment vit-on le fait de chanter la musique d’un compositeur qui est présent, qui peut intervenir, avec qui on peut interagir ? C’est impressionnant ? Rassurant ? Stimulant ?
J.B. : On comprend subitement les barytons du passé, les Larrivée, ou plus près de nous les Lassalle, qui ont côtoyé Gounod ou Saint-Saëns ! On comprend surtout les tractations qui ont pu exister entre interprètes et compositeurs. Des tractations qui peuvent être très intéressantes, dans un sens comme dans l’autre – car les interprètes peuvent aussi être forces de propositions – dans les discussions qu’elles permettent. Il y a une marge de manœuvre, et il est très plaisant de pouvoir expérimenter certaines choses après en voir discuté avec le compositeur lui-même. Pour les œuvres du passé, on ne peut guère se baser que sur des traditions établies par les interprètes et les enregistrements qu’ils ont laissés, sans savoir si les compositeurs les auraient cautionnés. Ainsi par exemple, Cambon termine l’air d’Hérode « Demande au prisonnier » par un la bémol : impossible de savoir ce qu’en aurait pensé Massenet ! Ce qu’il y a de passionnant ici, c’est le retour direct qu’on peut avoir de la part du compositeur et le débat qu’on peut ouvrir avec lui sur tel ou tel point.
Hérodiade, Acte III - Scène X : "C'en est fait !... Demande au prisonnier" (Charles Cambon, 1957)
S.L. : Et votre rôle, ce personnage de Parker ? Comment l’avez-vous appréhendé ?
J.B. : Ce personnage est estampillé « basse bouffe ». En fait, Parker contribue indirectement à magnifier la dimension poétique du personnage principal, Gregor, qui vit constamment dans le rêve alors qu’il est plongé dans un univers très concret, pour ne pas dire matérialiste… Parker est le patron de l’énergie aux États-Unis : je suis celui qui profite pleinement de cette société, de son développement économique et financier. Mon écriture a un côté très mécanique, très scandé, saccadé : je n’ai absolument pas le droit au legato ! Je suis perpétuellement en campagne, en mouvement, tout en étant constamment dans la fuite… Mon personnage est tellement outrancier (et tellement opposé à Gregor vers qui va toute la sympathie du public) qu’il se désavoue de lui-même : c’est de cela et du décalage avec Gregor que naît sa dimension comique. Mon rôle est constitué d’apparitions ponctuelles : il faut parvenir à en proposer une caractérisation forte en allant au-delà de ce que ces scènes donnent à voir, c’est-à-dire en construisant une sorte d’arrière-plan à partir de petits riens (le diable est dans les détails !) que nous nous efforçons de mettre en évidence avec le compositeur, la cheffe et le metteur en scène.
Philippe Hersant, en tout cas, fait partie de ces compositeurs qui ont une vraie « connivence » avec la voix, et je dois dire qu’avec Les Éclairs, nous avons à notre disposition un formidable matériau sur le double plan musical et dramatique : c’est extrêmement agréable !
S.L. : Pouvez-vous nous dire ce que représente pour vous, parallèlement aux représentations d’opéras, le récital ou le concert ? En particulier le récital accompagné au piano, vous dont la formation première est précisément celle d’un pianiste ?
J.B. : J’ai même été chef de chant et j’ai moi-même accompagné des chanteurs ! Je suis, de fait, toujours pianiste : je continue à pratiquer cet instrument deux heures par jour. Cela m’offre la possibilité de proposer des lieder ou des mélodies chantés du clavier. Le geste de l’ « auto-accompagné » m’est quasi plus naturel que celui de jouer ou de chanter tout seul… Ce sont des formes de concerts qui se donnaient au XIXe siècle, mais il s’agissait d’une pratique ayant cours essentiellement dans les salons : pour que je développe ce type de concerts, il faudrait d’une part que je parvienne à bien expliquer le concept
© Bérengère Lucet
(je veux à tout prix éviter l’aspect « singe savant », qui est à l’opposé même de ma démarche !), d’autre part trouver des salles adaptées. Les donner dans des grands théâtres n’aurait aucun sens. Je l’ai fait salle Cortot, par exemple, un lieu parfaitement propice à ce type d’événements… J’ai déjà proposé un Voyage d’hiver, donné entièrement de mémoire, dans le cadre du festival de musique aux Mirabelles (à Hattonchâtel), et je devais le redonner à Saint-Étienne la saison prochaine mais nous n’avons pas réussi à trouver de date… Nous allons essayer d’y réfléchir de nouveau !
Quoi qu’il en soit, j’adore le récital. Je ne suis ni le seul ni le premier à le dire, mais les allers-retours entre l’opéra et la musique de chambre sont indispensables au chanteur parce que très sains : les couleurs, les nuances, l’intimité qui sont le propre du récital peuvent et doivent être amenés, transposés à l’opéra.
Schumann - Kerner-lieder Opus 35 : Wanderlied - Jérôme Boutillier 2020
S.L. : Quelques mots pour conclure ?…
J.B. : Un souhait : que le baryton occupe plus souvent la première place, laquelle, dans l’imaginaire du lyricophile, échoit quasi systématiquement au ténor ou à la soprano. Il y a pourtant des emplois de tout premier plan pour les barytons, particulièrement dans le répertoire français, et plus particulièrement encore dans l’œuvre de Massenet !
LA SAISON 2021-2022 DE JÉRÔME BOUTILLIER
- Les Éclairs (Hersant) – Opéra-Comique, novembre 2021
- Roméo et Juliette (Gounod) – Opéra-Comique, décembre 2021
- Jenůfa (Janáček), Capitole de Toulouse, avril 2022
- Hamlet (Thomas), Opéra de Saint-Étienne, janvier 2022
- Iphigénie en Tauride, Opéra de Rouen, février/mars 2022
- Don Carlo, Opéra de Marseille, juin 2022