C’est à l’issue des répétitions de La Gioconda, chef-d’œuvre d’ Amilcare Ponchielli, que le chef d’orchestre milanais, nommé en début de saison chef principal de l’orchestre philharmonique de Nice, a bien voulu évoquer avec Première Loge quelques aspects de son parcours musical et de cet «opéra-monstre » qui clôture en beauté l’édition 2022 des Chorégies d’Orange.
Hervé CASINI : Daniele Callegari, sans pouvoir revenir ici sur l’ensemble d’un parcours musical impressionnant qui, à l’issue de votre diplôme du Conservatoire de Milan, vous voit intégrer, en 1982, l’orchestre du Teatro alla Scala pendant 12 ans, puis reprendre votre formation pour devenir chef d’orchestre, quel a été l’apport de votre formation initiale de contrebassiste et percussionniste?
Daniele CALLEGARI : Tout d’abord, je dois vous dire que je ne peux penser la musique sans ce rythme. C’est évidemment essentiel. Mais si le rythme constitue la base, on a besoin ensuite de mettre les notes au milieu et là on va vite s’apercevoir que rien ne va fonctionner de manière métronomique ! Le rythme, c’est l’esprit qu’il faut suivre mais, surtout quand on dirige de l’opéra, en se disant qu’il faut bouger et respirer tout le temps !
En ce qui concerne votre observation sur l’apport de ma formation de contrebassiste et percussionniste, pratiquée pendant de longues années avec l’orchestre de La Scala, je me dis qu’en observant des chefs illustres comme Zubin Mehta et Carlos Kleiber, eux-mêmes percussionnistes – sans qu’il me soit permis évidemment de me comparer à eux ! – cela a pu constituer effectivement un apport important dans mon métier.
H. C. : Au vu de toutes ces années passées avec cette prestigieuse phalange, on peut constater que vous avez été dirigé par tout le gotha de la direction d’orchestre !
D. C. : Tout à fait ! De Giulini à Muti en passant par Abbado, de Bernstein à Kleiber… J’étais dans la fosse pour des soirées légendaires où Kleiber dirigeait Otello ou La Bohème, ouvrage pour lequel je suis également parti en tournée au Japon, toujours sous sa direction.
H. C. : Parlons un peu de La Gioconda, une œuvre de transition entre la dernière période de Verdi (qui, en ces années où Ponchielli crée l’ouvrage, ne compose plus…) et les débuts du Vérisme et de la Giovane Scuola. D’un côté, une sorte de chant du cygne d’un romantisme tardif et, de l’autre, un opéra quasi-expressionniste (avec, en particulier, ce cri de rage final de Barnaba devant le corps sans vie de l’héroïne).
D. C. : Ce que je trouve particulièrement intéressant dans La Gioconda, c’est que l’ouvrage se plaît à suivre un livret qui s’inscrit dans le mouvement littéraire de la Scapigliatura[1]. Arrigo Boito (écrivant sous l’anagramme de Tobia Gorrio) réussit ici, parfaitement selon moi, à rendre encore plus théâtrale la force de la parole. Du point de vue mélodramatique, il y a, avec le livret de La Gioconda, une ouverture réussie vers un monde nouveau. Pour Boito et les compositeurs qui vont s’inscrire dans son sillage, la parole devient la clé d’une manière différente de composer. Si l’on prend l’exemple de « O monumento ! » chanté par le personnage de Barnaba , c’est un air qui n’en est pas vraiment un : sorte de récitatif permanent qui, à un moment, va se transformer en une déclamation lyrique ou bien encore en quelque chose qui se rapproche d’un air mais qui, cependant, n’en est pas un… même si le compositeur, musicalement, lui en donne toute la dimension ! Selon moi, c’est à Boito qu’en revient ici le mérite car il donne là à Ponchielli tout un matériau nouveau qui n’est pas pensé selon le mode d’une fluidité musicale mais bel et bien selon le mode d’une fluidité théâtrale, narrative, comme pour nous inviter à penser que nous sommes face à un théâtre de prose transformé en musique. Cela constitue vraiment, selon moi, une grande nouveauté, même si Ponchielli n’abandonne pas pour autant, tout au long de l’ouvrage, sa veine musicale du point de vue mélodique. Bien au contraire ! Mais il y a ces insertions « modernes » qui, de fait, donnent par exemple ce quatrième acte qui fonctionne comme le miroir d’une forme nouvelle de théâtralisation. Dans cet acte, Ponchielli et Boito réussissent à faire aller de pair théâtre déclamé et virtuosité vocale (sensible en particulier dans les trilles quasi belcantistes de l’héroïne dans son duo final !)
© D. R.
H. C. : Autre originalité de l’œuvre, son côté « Grand opéra » façon Meyerbeer et Halévy, non seulement du point de vue visuel, avec ses scènes spectaculaires, mais aussi du point de vue orchestral avec l’ampleur d’un effectif musical nécessitant douze cuivres, un canon, un gong, un orgue, une banda…
D. C. : Je crois que nous pouvons dire que nous tenons avec La Gioconda peut-être un exemple unique de Grand Opéra écrit pour l’Italie ! Verdi, Rossini ou les autres compositeurs italiens, en écrivant pour Paris répondaient aux obligations esthétiques dictées par les théâtres d’alors ! Ce n’est pas le cas ici. L’œuvre est pensée pour l’Italie mais a cependant cette démesure du Grand Opéra. En outre, n’oublions pas que La Gioconda s’inscrit pleinement dans le courant du romantisme tardif où l’orchestre a pris une dimension plus importante et où les compositeurs n’écrivent plus en pensant à un simple accompagnement vertical, comme cela pouvait se faire à l’époque de Donizetti et du premier Verdi, mais en adoptant un discours musical qui suit et soutient cette nouvelle forme de langage évoquée précédemment.
H. C. : Plus encore que dans d’autres ouvrages, le chef doit se montrer ici « maestro concertatore e di canto » (chef de l’orchestre « et » du chant), n’est-ce-pas ?
D. C. : J’ai souvent l’habitude d’utiliser ce terme qui aujourd’hui a quasiment disparu, même en Italie, et qui, à titre personnel, me plaît beaucoup ! Je fais partie de cette génération qui a encore eu la chance de travailler avec ces générations de chefs qui, eux, avaient baigné dans ce type de formation… et je ne peux pas faire autrement que m’en revendiquer ! Cela va donc signifier qu’avec les chanteurs, je vais beaucoup travailler et faire reprendre encore et encore… (rires).
H. C. : Une dernière question concernant votre programme de la saison 2022-23 avec l’orchestre philharmonique de Nice : comment se sont opérés vos choix ?
D. C. : Cette saison, je me suis bien évidemment beaucoup libéré pour Nice, en tant que chef principal. Je donnerai donc 4 concerts symphoniques et 2 opéras (Falstaff et La Bohème) pour lesquels j’ai pu intervenir sur le choix des artistes , tout en tenant compte évidemment que nous n’avons pas les moyens financiers du Met, de l’Opéra de Paris ou de la Scala ! Pour essayer donc d’avoir le meilleur avec peu de moyens, je me suis personnellement rapproché d’amis chanteurs, que je connais depuis des années : c’est ainsi que nous aurons avec Roberto de Candia, par exemple, un Sir John Falstaff de série « A » ! Si nous arrivons à travailler ainsi, je donnerai tout pour ce théâtre.
En ce qui concerne la saison symphonique, mon idée est de donner des œuvres qui n’ont jamais été programmées à Nice car cela a plus de sens pour moi que de diriger une énième version d’une symphonie de Beethoven, par exemple ! C’est ainsi que je dirigerai la Sinfonia Domestica de Richard Strauss, le concerto pour trompette d’Arutunian ou encore la 5e symphonie de Prokofiev. Personnellement, je suis très ouvert à des expériences musicales nouvelles qui dépendront aussi du temps qui sera mis à ma disposition ! J’ai vraiment envie de travailler avec cet orchestre avec lequel j’ai très vite tissé des liens, du point musical mais aussi humain, comme avec une véritable famille et, croyez-moi, j’en suis très heureux !
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[1] Mouvement littéraire né à Milan dans la dernière moitié du XIX e siècle, les Scapigliati (littéralement, les « échevelés » ), anti-conformistes, pourraient se rapprocher de la bohème parisienne. Les frères Arrigo et Camillo Boito en font partie.