Mirella Freni (1935-2020)
On l’appelait Mimi…
Mirella Freni, timbre fruité aux reflets irisés, capable d’envolées lyriques déchirantes, d’une probité artistique exemplaire, vient de nous quitter à l’âge de 84 ans. Première Loge rend à cette grande dame du chant un hommage ému et infiniment reconnaissant.
Ce sont les anges qui doivent être contents : Suzanne a rejoint sa Comtesse, et nul doute que la grande Jessye n’ait demandé à celle qui grava avec elle, pour Colin Davis, une version si atypique des Noces de Figaro (en 1971) n’ait demandé à sa partenaire d’entonner pour eux l’irrésistible Canzonetta sull’aria…
Les Noces de Figaro avec Jessye Norman
50 ans de carrière… Une longévité vocale exceptionnelle, qui n’aurait pu être possible sans une probité artistique, une lucidité et une connaissance de sa propre voix exceptionnelles. De fait, les faux pas de celle qu’on surnomma la Prudentissima furent extrêmement rares… La Traviata du 17 décembre 1964 – le seul moment où le public fut ouvertement et violemment hostile envers la chanteuse – en fut-elle vraiment un ? Outre l’extrême courage qu’il fallut à la soprano pour affronter sur la scène scaligère, dix ans à peine après l’apparition dans le même rôle de Maria Callas, le souvenir de la Divine, il apparaît aujourd’hui clairement que la chanteuse fit l’objet d’une cabale. Certes, les emplois de Freni étaient, à l’époque, ceux d’un soprano lirico leggero, mais que ne donnerait-on aujourd’hui pour entendre une Violetta de cette trempe, avec une telle assurance, une telle maîtrise de la ligne et du style, une telle puissance d’émotion…
La Traviata : « E strano!…Ah! forse´è lui » (Orchestra del Teatro dell’Opera, Roma/Franco Ferraris, 1965)
Mozart et le 18e siècle
De fait, Mirella Freni s’illustra tout d’abord dans des emplois légers, baroques et mozartiens. Elle chanta notamment Romilda dans Serse de Haendel à la Piccola Scala, et son enregistrement du Stabat mater de Pergolese avec Teresa Berganza (Solisti dell’Orchestra « Scarlatti » di Napoli, dir. Ettore Gracis, DG), aujourd’hui certes stylistiquement exotique, reste un modèle de pureté vocale. Quant à sa Suzanne des Noces, pleine de fraîcheur, de jeunesse et de sensualité innocente, c’est sans aucun doute l’une des plus merveilleuses jamais enregistrées.
Extrait du film Les Noces de Figaro de Jean-Pierre Ponnelle (1976, dir. Karl Böhm)
Le bel canto
Sa technique lui permit également de s’illustrer avec succès dans les répertoires donizettien (elle triomphe en Adina de L’Elixir d’amour à Glyndebourne en 1960, et neuf ans plus tard à la Scala en Fille du régiment – version italienne – aux côtés de Luciano Pavarotti), et bellinien.
Bellini, I puritani : « O rendetemi la speme … » Orchestra del Teatro dell’Opera, Roma/Franco Ferraris
Le récital de duos avec Renata Scotto, enregistré pour DECCA en 1978 et qu’il faut absolument connaitre (on y entend des pages des rares I due illustri rivali de Mercadante ou Bianca e Fernando de Bellini, et ce qui semble être la première gravure du duo Norma/Adalgise avec une Adalgise soprano), témoigne des premières amours de Freni pour ce répertoire du 18e siècle et du début du 19e, répertoire qu’elle servit idéalement avant qu’elle ne s’oriente progressivement vers des emplois plus lyriques.
Romantisme et post-romantisme italien
Dès la fin des années 70, Freni ajoute à son répertoire certains rôles de lirico spinto, verdiens (Amelia dans un Simon Boccanegra dirigé par Abbado qui reste à ce jour l’un des enregistrements les plus bouleversants de l’histoire du disque, Desdemona, Aida – une prise de rôle très controversée en 1979 à Salzbourg ! -, Elisabetta de Don Carlo pour Karajan) mais aussi pucciniens : outre Mimi, abordée dès 1958 à Turin et qui constituera en quelque sorte son « rôle-signature », elle fut une Liù idéale de tendresse et d’émotion, mais aussi Butterfly, jamais abordée sur scène mais bouleversante à l’écran en 1974, dans le film de Jean-Pierre Ponnelle, puis au disque en 1979 (les deux fois pour Karajan ; elle gravera le rôle une seconde fois en 1988 sous la direction de Sinopoli) – ou même Tosca, gravée deux fois également (pour Decca en 1979 sous la direction de Rescigno, puis pour DG en 1990 sous la direction de Sinopoli). Il fut même question d’une Turandot pour Karajan, à qui elle eut, heureusement, le courage de dire non !
En 1984, sa rencontre avec Giuseppe Sinopoli donna naissance à une Manon Lescaut d’anthologie, Freni étant l’une des très rares interprètes du rôle capable de rendre aussi bien la fraîcheur adolescente de l’héroïne au premier acte que sa grandeur tragique dans un dernier acte absolument bouleversant.
Manon Lescaut : « Sola, perduta, abbandonata… » (dir. Giuseppe Sinopoli)
Hors Puccini, Freni chanta également Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea, Fedora ou encore Madame Sans-Gêne d’Umberto Giordano (en 1998 au Teatro massimo Bellini de Catane).
Le répertoire russe
Son mariage avec Nicolaï Ghiaurov, qu’elle épousa en secondes noces et dont elle partagea la vie jusqu’à la disparition de ce dernier en 2004 lui permit de s’orienter vers un répertoire auquel elle n’était a priori pas destinée : celui de l’Opéra russe. Là encore elle y connut d’éclatants succès, notamment dans La Dame de Pique (un CD et un DVD, capté à Vienne en 1992, existent. Ozawa est à la baguette), La Pucelle d’Orléans, et surtout Eugène Onéguine : sa Tatiana fragile et rêveuse au premier acte, douloureusement déterminée dans le duo final, est une de ses incarnations les plus touchantes, heureusement préservée par le disque. (DG, 1990, dir. James Levine).
Mirella Freni et la France
Micaëla fut le premier rôle de Mirella Freni (c’est aussi le prénom de sa fille…), chanté à Modène dès l’âge de 19 ans. Mais elle interpréta également la Manon de Massenet (en italien), la Juliette, la Marguerite et même la Mireille de Gounod (dans un enregistrement EMI avec Alain Vanzo, dirigé par Michel Plasson). Stylistiquement, ces enregistrements sont aujourd’hui contestables – et le français chanté de Mirella Freni n’est pas des plus purs… Ils eurent néanmoins en leur temps le mérite de renouveler l’approche de ce répertoire, et nul ne contestera que Freni, dans le trio final de Faust ou dans la scène de la Crau de Mireille, fait passer le frisson…
Mirella Freni chanta relativement peu en France mais fut fidèle à notre pays, dans lequel elle se produisit dès 1965, et où elle chanta quelques-uns de ses plus beaux rôles : sous la direction de Rolf Liebermann (1973-1980), l’Opéra de Paris l’accueillit dans le Faust légendaire de Lavelli, pour la création in loco de Simon Boccanegra en 1978 (dans la production légendaire de Giorgio Strehler), ou encore, plus tardivement, pour Adriana Lecouvreur (Opéra Bastille, 1993). Mais elle offrit également aux Parisiens sa Susanne (1973, Margaret Price, José Van Dam, Teresa Berganza), sa Mimi (aux côtés de Domingo, en 1977), sans oublier la partie soprano du Requiem de Verdi sous la direction de Karajan en 1971. Enfin, c’est à Bordeaux qu’elle aborda pour la première fois Tatiana dans Eugène Onéguine, en 1985, aux côtés de Wiesław Ochman, Rita Gorr, Dimitri Kavrakos, Michel Sénéchal.
On l’entendit également dans Don Carlo à Avignon en 1982, avec une distribution à faire pâlir la Scala et le Met réunis (Veriano Luchetti, Giogio Zancanaro, Nicolaï Ghiaurov, Stefania Toczyska !). Son « Tu che la vanità » reçut en cette occasion une ovation qui semblait ne jamais devoir finir, menant la chanteuse au bord des larmes !
Et puis il y eut ce dernier rendez-vous manqué, un ultime récital programmé au Châtelet en 2006, que la chanteuse, alors âgée de 71 ans, dut annuler pour raisons de santé… et qui laissa ses fans inconsolés.
Mirella Freni laisse le souvenir d’une chanteuse à la probité exemplaire, au timbre unique, dont la pulpe iridescente était immédiatement vectrice d’émotion. Inégalée dans les rôles de femmes à la fois tendres et fragiles, sa voix, superbement projetée, était capable d’une puissance inattendue, lui permettant de bouleversantes envolées lyriques. Autant de qualités rares qui inscrivent sa Desdémone, son Amelia, sa Manon Lescaut dans l’histoire du chant, et qui font d’elle… Mimi, pour l’éternité.
La Bohème : « Donde lieta… » (1965, Karajan/Zefirelli)