SAIOA HERNÁNDEZ : « Ce qui doit être transmis, c’est la parole chantée, exactement dans cet ordre-là : Prima le parole, dopo la musica ! »

En quelques années, la soprano madrilène Saioa Hernández a su s’imposer pour ce qu’elle est : l’une des sopranos lirico spinto les plus exceptionnelles de la planète lyrique. Issue d’un parcours méthodique et rigoureux auprès de maîtres réputés, celle qui travailla certains de ses emplois (Norma, Imogène dans Il Pirata…) auprès de Montserrat Caballé et de Renata Scotto a ajouté à ses prises de rôle, la Médée de Cherubini dans l’original français. A la suite des représentations triomphales données, en septembre dernier, au Teatro Real de Madrid, Première Loge l’a rencontrée [1].

Hommage à Montserrat Caballé, Gran Teatro del Liceo de Barcelone, 2019 – © D.R.

Hervé CASINI : Saioa Hernández, qu’éprouve-t-on en sortant d’une prise de rôle de l’un des ouvrages les plus emblématiques de l’histoire de l’Opéra, qui plus est dans le théâtre lyrique de votre ville natale, scène où, curieusement, l’ouvrage n’avait jamais été donné ?Saioa HERNÁNDEZ : Tout d’abord un sentiment énorme de satisfaction et ce d’autant plus que toutes ces représentations de Médée étaient placées sous l’égide de Maria Callas, ce qui, comme vous pouvez l’imaginer, recouvrait un sens tout particulier pour nous autres, chanteurs. Interpréter Médée a également suscité en moi un sentiment important de responsabilité dont je suis ressortie finalement très satisfaite ! C’était un défi non négligeable de chanter ce rôle mais, qui plus est, un choix personnel de le chanter en français qui, comme vous le savez, n’est pas une langue que je parle !

Lorsque Joan Matabosch, le directeur artistique du Teatro Real, m’a demandé quelle version je souhaitais faire, j’ai immédiatement répondu que je préférais la version en français, langue originale de la création, afin de faire mes débuts dans une version comprenant le moins de coupures possibles et, surtout, de chanter dans une langue où, jusqu’à ce jour, je n’ai chanté que Guillaume Tell (à Genève). En outre, c’était une grande satisfaction pour moi que de me prouver qu’à côté du répertoire italien, qui constitue quelque peu ma spécialité, je pouvais également chanter ce répertoire plus « classique » dans une version moins « romantique » que ne l’est la version italienne avec, ici, une écriture souvent proche du classicisme voire de l’écriture d’un Beethoven ! Démontrer cela au public, au théâtre et à moi-même constituait, je crois, un beau défi que j’ai aimé relever !

H.C. : Cet opéra, en particulier, a souvent été comparé par les musicologues à une architecture de Palladio, chef-d’œuvre  de construction à l’intérieur duquel on trouve des éléments d’inspiration d’œuvres à venir jusqu’à Elektra voire Wozzeck, dans le prélude de l’acte III en particulier…
S.H. : Oui, c’est véritablement un énorme chef-d’œuvre non seulement sur le plan de la dramaturgie du personnage principal autour duquel toute l’action se déroule, mais également du point de vue de la vocalité puisque c’est, selon moi, avec ce personnage que débute une certaine conception du soprano dramatique verdien devant nécessairement disposer, dans la partie centrale du registre, de cette vocalité dramatique absolument diabolique tout en lui adjoignant, dans la partie aiguë, ces « embellissements » et cette agilité, si caractéristiques de ce que deviendra souvent, à l’âge du Bel Canto romantique, le mode vocal du soprano dramatique.

H.C. : L’apport des récitatifs chantés – signés du musicologue regretté Alan Curtis – contenant des phrases à l’impact dramatique évident, telles que : « Rien ne peut égaler le tourment du  trouble affreux qui me dévore » ou le célèbre « Et quoi ? Je suis Médée… » ou encore « Tisiphone, implacable déesse… », constituait également pour vous un évènement en soi ?
S.H. : L’apport de ces récitatifs était très important pour moi car ils font effectivement toute la différence avec la version habituelle que l’on entend de Médée et viennent s’inscrire dans la continuité de tout ce qui était déjà écrit, rendant encore plus abouti ce chef-d’œuvre ! Il faut d’ailleurs noter que l’écriture musicale de ces récitatifs chantés est un peu plus aiguë que le reste de la partition, ce qui les rend plus intéressants encore car l’interprète doit trouver le moyen de bien vocaliser tout en les disant parfaitement, souvent sur la partie de la voix située sur le passage, sans jamais oublier de garder la variété des accents voire la douceur de l’expression ! C’est à la fois  compliqué et passionnant et j’ai dû beaucoup travailler sur ces récitatifs – seule et également avec un coach vocal – car, selon moi, c’est en eux que réside tout l’aspect tragique de l’ouvrage et ce qui permet à l’action d’avancer : il était donc vraiment essentiel de trouver les bonnes expressions, les bons accents et de les insérer dans l’écriture musicale, vocalement si difficile.

H.C. : Ce qui est frappant, lorsque l’on vous entend dans Médée, c’est d’avoir réussi ce tour de force d’établir ce lien entre la part purement vocale du rôle et cette part des récitatifs qui sont si proches de la tragédie classique française. Cela fait inévitablement penser à la fameuse scène de la tirade de Phèdre dans Adriana Lecouvreur, un rôle que vous aborderez sans doute un jour et qui, lui aussi, n’est pas sans lien avec celui que vous venez d’incarner ?
S.H. : Absolument ! D’ailleurs, ce qui m’a toujours le plus attiré dans l’Opéra est justement ce lien étroit avec le théâtre, le texte et la parole. Sur ce plan aussi, Médée constitue une œuvre pionnière qui influencera encore, à la fin du XIXe siècle, les compositeurs du Vérisme. Je dois également dire que dans l’opéra espagnol, il existe de très nombreux titres où il faut également parler et déclamer…
À titre plus personnel, j’adore travailler avec des metteurs en scène provenant du monde du théâtre. Je crois que c’est très important pour un chanteur d’opéra d’approfondir ces liens avec ce milieu là car cela peut l’aider dans sa manière de mieux aborder les récitatifs, voire les parties chantées !

H.C. : Pourrait-on dire que cette attirance naturelle pour le théâtre et la parole vous vient de Renata Scotto, qui a été l’une de vos enseignantes ?
S.H. : Bien évidemment ! Comme d’ailleurs de toutes ces interprètes qui constituent mes références, de Montserrat Caballé, évidemment de Maria Callas, mais aussi de Leyla Gencer, d’Ilva Ligabue, de Rosana Carteri… car toutes ont montré à leur manière que chanter sans exprimer quelque chose n’avait aucun sens ! Et pour moi, ce qui doit être transmis, c’est la parole chantée, exactement dans cet ordre-là (« Prima le parole dopo la musica ! ») ; car cet art est avant tout et principalement du théâtre…  chanté.

H.C. : Est-ce que l’on peut donc considérer que Médée fera désormais partie de votre répertoire et que vous la rechanterez ?
S.H. : En toute sincérité, c’est un rôle merveilleux dans lequel je me suis sentie à mon aise et qui m’a finalement beaucoup divertie (rires). Médée fait ainsi partie de ces emplois qui grandissent en soi et qui, au fil des représentations, permettent de développer des aspects de sa personnalité, voire de sa relation avec les autres collègues. C’est donc un rôle que j’aimerais continuer à chanter, y compris dans la version italienne, même si je pense préférer l’original français, plus adapté et plus complet.

Un ballo in maschera : « Morró… ma prima in grazia » – Liège, 2021 ; dir. Daniel Oren

H.C. : Quand on entend sur scène une voix comme la vôtre, une question vient très vite à l’esprit : « Mais a-t-elle toujours eu cette voix ? » et j’ai soudain souvenir que votre compatriote Ángeles Gulìn, soprano dramatique, avait commencé par chanter la Reine de la Nuit ! Pouvez-nous rappeler les grandes étapes qui ont jalonné l’évolution de votre voix ?
S.H. : Je peux effectivement distinguer quelques étapes déterminantes dans mon parcours musical qui ont fait mûrir quelque chose en moi et qui m’ont fait prendre conscience qu’à partir de là, je pouvais encore aller plus loin. Je me souviens ainsi que quand j’ai abordé Lucia di Lammermoor, je me suis sentie très bien et que ce rôle a changé quelque chose en moi. Puis c’est avec La Traviata qu’un autre changement est intervenu : j’ai chanté ce rôle tant de fois au début de ma carrière ! Mais l’étape sans doute la plus importante pour moi s’est produite lorsque j’ai abordé Il pirata : plus encore que Norma, que j’ai pourtant chantée davantage, car avec Il pirata, j’ai compris que je pouvais m’orienter vers d’autres rôles verdiens ! Je dirais ensuite que mes débuts dans Tosca ont également marqué un autre passage. Enfin, l’étape d’ouverture au monde du Vérisme s’est cristallisée autour du personnage de Francesca da Rimini que j’ai abordé à Strasbourg dans des conditions idéales : scénographie superbe, avec une dureté et une noirceur qui se dégageait de ces constructions métalliques tout en étant très « féminine », et maestro concertatore idéal en la personne de Giuliano Carella avec lequel j’ai énormément travaillé. Ensuite Gioconda fait évidemment partie de ces ouvrages de cœur qui, avec Il pirata et Tosca, m’ont porté le plus bonheur jusqu’à ce jour !

La Gioconda : « Suicido ! » (Liège, 2021, dir. Daniel Oren)

H.C. : Le genre musical de la zarzuela, si mal connu en France, fait également partie de votre « ADN » musical et vous continuez à chanter le répertoire de Ruperto Chapí, Manuel Penellá ou encore Pablo Sorozàbal (vous aborderez d’ailleurs le rôle de Rosa dans Juan José en avril 2024 au Teatro de la Zarzuela à Madrid). Ce type de répertoire présente-t-il  pour vous des difficultés particulières ?
S.H. : Lorsque l’on parle de la zarzuela, on doit garder à l’esprit qu’il en existe des styles très différents ! Je préfère donc parler plus généralement d’opéra espagnol, genre à l’intérieur duquel on va trouver, du Baroque au Vérisme,  un nombre considérable d’ouvrages chantés mais sans texte parlé. À côté de ces opéras, on va trouver des zarzuelas mêlant des textes parlés à des numéros musicaux ; enfin, on trouve un dernier style d’œuvres, plus légères en ce sens qu’elles ne reposent pas sur des livrets dramatiques mais davantage sur des histoires amusantes où le texte parlé est prépondérant et qui, sauf exception, ne nécessitent pas de grandes voix lyriques. Il s’agit là d’œuvres courtes dont les sujets puisent dans les évènements de l’actualité, espagnole en particulier, comme on pourrait les découvrir dans un magazine de type tabloïd : c’est pour cela d’ailleurs qu’on les appelle en Espagne « Revista[2] ». À une exception près, je n’ai jamais chanté ce type de répertoire à la différence de la zarzuela avec textes parlés que j’ai fréquentée de nombreuses fois et qui présente, comme vous le savez, une musique d’une très grande richesse, alternant avec des textes parfois très longs, assez proches du genre de l’opéra-comique.

Juan José, que je vais donc bientôt interpréter, fait davantage partie de ces ouvrages sans texte parlé – comme l’est également El gato montés – qui sont assez proches de l’opéra vériste, y compris sous l’angle vocal, et de sujets mettant en scène les conflits issus de la vie quotidienne d’une région et des relations humaines, mêlant amour, maltraitance, trahison… Pour la soprano qui chante la zarzuela, ce répertoire ne connaît pas de ligne intermédiaire et passe généralement de rôles pour soprano léger ou lyrique-léger à des rôles pour soprano dramatique : c’est sans doute la principale difficulté de la zarzuela !

Buste de Pablo Sorozábal (Madrid), le compositeur de Juan José – © Luis García (Zaqarbal)

Comme vous pouvez l’imaginer, je me retrouve dans les rôles les plus lourds, où je me sens évidemment à mon aise (rires). En outre, si la partie la plus légère de ce répertoire continue à connaître une certaine célébrité, avec son côté festif fait d’intermezzi et de ballets traditionnels, des ouvrages plus dramatiques comme Juan José ou El gato montés ne sont pas si connus que cela, parfois pour des questions de droits d’auteur, parfois parce que l’accès aux partitions est difficile. Un gros travail musicologique reste donc à faire sur ces opéras espagnols, que nous ne connaissons pas plus en Espagne qu’en dehors et qui comprennent pourtant un nombre considérable d’ouvrages, tant baroques que belcantistes !

H.C. : Vos aficionados français regrettent de ne pas vous entendre suffisamment à Paris comme en province : à l’exception d’une série de Tosca à l’Opéra Bastille et de l’extraordinaire Francesca da Rimini à Strasbourg, vous êtes effectivement assez rare !
S.H. : Je le sais bien… mais cela devrait évoluer ! La France fait d’autant plus partie des pays dans lesquels j’aimerais davantage chanter qu’il y a là pour moi tout un répertoire que je voudrais explorer davantage !

Propos recueillis et traduits de l’italien par Hervé Casini

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[1] L’entretien a eu lieu en septembre 2023.

[2] Et en français « Revues », spectacles qui enchaînent numéros chantés,  dansés et parlés sans posséder cependant d’histoire suivie.

Tosca à la Semperoper de Dresde, 2021 – © D.R.

LES PROJETS DE SAIOA HERNÁNDEZ :