Escale de printemps à Madrid
Planquette, Rip (« Vive la paresse, Georges Villier)
Dios mio ! J’ai dû m’endormir devant un reportage d’Arte sur les volcans et, comme le Rip van Winckle de Robert Planquette d’après le conte de Washington Irving, je n’ai pas vu passer la semaine postpascale.
Il est vrai que j’y ai fait trois fois le tour du monde et prospecté sans relâche la Toile pour vous proposer une offrande digne de votre intérêt. J’ai écouté des Rimski-Korsakov magnifiques, dont une Snegourotchka d’anthologie avec Irina Arkihpova et un Kitège bouleversant. J’ai vu une Fiancée Vendue fraîche et pimpante dont les protagonistes étaient étonnamment gras comme des oies. J’ai vu des Parsifal très traditionnels, genre Bayreuth années Soixante, et d’autres, aussi « inventifs » que la dernière mouture proposée à la Bastille où les chevaliers du Graal, vêtus de joggings R.b.k, se défilaient au moment du miracle de l’acte III. J’ai aussi vu un Don Giovanni finnois que je vous recommande. Cocaïnomane et bisexuel, le Don finit en slip devant un convive de pierre ventripotent et vêtu du frac de rigueur : du sublimé d’aquavit, et Kierkegaard n’a plus qu’à se rhabiller ! Voilà comment résoudre facilement (et très paresseusement) l’intrusion du sacré à l’opéra, chose bien encombrante. Allez hop, le sacré, sous le tapis ! Qu’on me permette, humble adepte des analyses de Jung, filtre ô combien pertinent à l’opéra que mettent en pratique des artistes éclairés, ce petit mouvement d’humeur : c’est mon côté ronchon de Mule du Pape.
La Snegourotchka
Amadeo Vives (1871-1932)
J’ai mis cap au Sud, tras los montes, vers cette Espagne de mes amours, me rappelant un fort joli spectacle que le Capitole de Toulouse nous a offert pour les fêtes de la fin 2014, la Doña Francisquita, zarzuela grande d’Amadeo Vives de 1923. Intitulée comédie lyrique en trois actes, son livret est dû à l’un des couples les plus célèbres du théâtre espagnol du XXe siècle, Federico Romero et Guillermo Fernández Shaw. Ils transposent une comédie de Lope de Vega, La Discreta Enamorada, à l’époque romantique, laquelle pratiquait volontiers de tels emprunts, dans ce que ce catalan de Vives voulait être un hommage à un Madrid de la grande époque de la zarzuela. L’intrigue est simple : la belle et rusée Francisquita réussira-t-elle à séparer Fernando Soler, sur qui elle a jeté son dévolu, de la comédienne-chanteuse Aurora Beltrana, que célèbre tout Madrid et qui fait souffrir ce pauvre Fernando de ses dédains ?
L’œuvre se passe au printemps, commence par un mariage et se termine par l’union des tourtereaux. Elle se déroule au moment du carnaval, dont la musique ponctue les trois actes. Elle laisse volontiers place à la danse, valse et mazurka, boléro et fandango, et ne s’embarrasse pas de métaphysique, sinon qu’elle célèbre ce mythos du renouveau qu’est le printemps. Point d’allusion à l’histoire de l’Espagne, ni à la période agitée qui suit la mort du monarque absolu Ferdinand VII en 1833, ni aux guerres carlistes, ni aux prémices du coup d’Etat du 13 septembre 1923 qui mène à la dictature de Primo de Rivera. À peine la mention « d’impénitents conspirateurs » dans le couplet du Sereno qui ouvre le nocturne de l’acte III et dans le chœur des Romantiques qui suit, grand moment de poésie de la partition. Se souvient-il que le roi Charles III fit interdire l’usage de la cape longue et du chambergo, ce chapeau à larges bords,
Goya, La Promenade d’Andalousie (1776)
propices aux conspirations que l’on voir dans les cartons de Goya, déclenchant la révolte du Motin de Esquilache en 1766 ? Les capes des hommes chez Vives sont propices à l’amour, autrement plus subversif.
Pour les confinés que nous sommes, quel régal cette zarzuela, car tout se passe en extérieurs dans un Madrid de rêve qui inspirait le décor toulousain, blanc pour le premier acte et la scène du mariage, rose pour le soleil couchant du deux, bleu nuit pour le dernier acte, avec de discrets renvois à un Goya solaire, celui de la Pradera de San Isidro pour le deux. Et je vais vous dire, Madame Michu, un peu de figuralisme à l’opéra, et une mise en scène qui exalte l’élégance et le raffinement dans le décor et les costumes, et qui assume la part magique du théâtre, ça fait un bien fou ! La captation toulousaine est parfois un peu trop près des solistes mais restitue assez bien le charme de cette production. Personne n’y rampe et personne ne vient vous culpabiliser d’aimer l’opéra.
Musicalement, de la très belle ouvrage, digne de Granados dans ses Tonadillas ou ses Goyescas, l’amertume en moins, ou de ce prodigue Albéniz qui jetait la musique par les fenêtres. Une veine mélodique comme chez Messager ou Reynaldo Hahn, contemporains de Vives. Des moments de grâce comme ces couplets d’anthologie de la rose et du rossignol de cette fine mouche de Francisquita ; des moments d’intense énergie comme dans la chanson de printemps de Cardona, ami de Fernando, véritable hymne à Madrid, que les aficionados du Real feraient bien d’apprendre par cœur . J’aime aussi la conduite du quatuor de la dispute entre Fernando et Aurora au I, et leur duo symétrique au II, où elle fait patte de velours, mais en vain, et La Beltrana toulousaine est d’une rouerie impayable dans ses mimiques et ses déroulés de poignets. Tout cela est magistralement mené, enlevé par l’énergie communicative des chanteurs !
Une parole encore, ce sera la dernière. En ces temps de confinement, pour éviter des bisbilles avec vos voisins du dessous, évitez le taconeado du fandango après 22 heures. Par contre, vu votre chevelure digne d’un Samson pré-dalilesque, vous aurez tout loisir, messieurs, d’essayer ce grand peigne en écaille et la mantille longue dont vous rêvez depuis que vous avez vu Grace Bumbry dans Carmen. Ça peut pas faire de mal, croyez-moi, et la relecture de Bakhtine saura, nul doute, soulager votre conscience. Buen provecho !