Le très beau concert Bel canto donné à Monaco par Karine Deshayes et Marina Rebeka, auquel nous avons eu la chance d’assister, nous a procuré, indépendamment du talent des deux interprètes, le plaisir d’entendre des extraits de Semiramide, Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux. Nous nous sommes alors demandé combien de productions scéniques de ces œuvres les opéras français avaient offertes au public ces quarante dernières années. Il faudrait bien sûr vérifier dans le détail, mais nous ne croyons pas nous tromper de beaucoup en disant… entre 0 et 2 ! Les opéras de France (entendons-nous bien : les opéras, pas le public !) n’aiment pas l’opéra des premières années de l’ottocento italien.
Dans les années 1980, le bel canto (entendons par là les œuvres de Rossini, Bellini, Donizetti ou du jeune Verdi) semblait promis à un bel avenir : June Anderson et Alfredo Kraus chantaient La Fille du Régiment à l’Opéra-Comique, le même Kraus chantait Lucrezia Borgia au Théâtre des Champs Élysées aux côtés de Joan Sutherland et Martine Dupuy, le festival d’Aix proposait Semiramide avec Montserrat Caballe et Marilyn Horne, ou encore Tancredi avec la même Horne et Katia Ricciarelli ; le regretté Massimo Bongianckino, éphémère directeur de l’Opéra de Paris, proposait au cours de son mandat (on croit rêver !!) Le Siège de Corinthe, Jérusalem ou encore Moïse et Pharaon, invitant pour l’occasion Samuel Ramey, Shirley Verrett, Cecilia Gasdia, Veriano Luchetti… Le public, émerveillé, découvrait le charme et les subtilités d’une musique qui avait trop longtemps (et trop vite) été qualifiée de facile et vulgaire, et faisait fête aux artistes venant la défendre dans l’hexagone. Dès les années 90 cependant, le phénomène s’estompait, les salles cessaient leur politique de redécouverte de ce répertoire. Que reste-t-il aujourd’hui de ce phénomène ? À peu près rien.
Moïse et Pharaon, décor de l'acte I, Académie royale de musique (1827)
En trente ans, les soirées belcantistes quelque peu originales données à travers la France (le plus souvent en banlieue ou en province) se sont fait extrêmement rares : le plus souvent, ce sont des concerts d’un soir (ou deux) qui ont été proposés. Entre autres exemples : une magnifique Sonnambula à Compiègne dirigée par Zedda avec Annick Massis, un Tancredi d’anthologie, toujours par le même Zedda, à Poissy, un Moïse et des Puritains à Marseille, auxquels il faut ajouter quelques courageuses soirées donizettiennes au Théâtre des Champs-Élysées, le seul théâtre parisien à sortir des sentiers battus dans ce répertoire… Parfois, très exceptionnellement, une nouvelle production est proposée : La Favorite à Lyon ou au TCE, Zelmira ou Otello au TCE, Semiramide à Saint-Étienne, La Pietra del paragone au Châtelet, Le Comte Ory à l’Opéra-Comique, La Gazza ladra à Massy… Au total, très peu de choses. On est à mille lieues, par exemple, de la redécouverte du répertoire français, que les efforts conjugués d’institutions telles que l’Opéra-Comique ou le Palazzetto Bru-Zane ont permise, et qui font qu’aujourd’hui Massenet ne se réduit pas à Manon et Werther, ni Gounod à Faust ou Roméo et Juliette.
Le public, pourtant, répond présent et manifeste toujours son enthousiasme… mais les programmations ne suivent pas. Pour bon nombre de directeurs de salles d’opéras – et pour ceux qui ont dirigé l’Opéra de Paris pendant cette période -, Donizetti semble toujours se réduire à Lucia, Don Pasquale et L’Élixir d’amour ; Rossini au Barbier, à La Cenerentola et à L’Italienne à Alger (au Comte Ory également, depuis peu) ; Bellini, à Norma, ou peu s’en faut. Que des chefs-d’œuvre aussi reconnus que La Sonnambula, Don Pasquale ou La Donna del Lago aient dû attendre le XXIe siècle pour faire leur entrée à l’Opéra de Paris en dit long sur le mépris dans lequel ces œuvres sont tenues. Et lorsqu’elles sont enfin proposées au public, il faut 9 fois sur 10 supporter de les entendre complètement tronquées, ayant subi des coupures qui les défigurent et qui, appliquées à tout autre répertoire, ferait hurler n’importe quel mélomane. Sur ce plan, le summum a peut-être été atteint avec la dernière reprise des Puritains à l’Opéra de Paris en septembre 2020, ou pas un air, pas un duo, pas en ensemble de l’œuvre n’a été interprété dans son intégralité. On rétorquera que les décisions de couper dans les partitions n’émanent pas toujours des chefs eux-mêmes… mais si tel est le cas, comment peuvent-ils cautionner de tels massacres ?
Ce ne sont pourtant pas les voix aptes à défendre ce répertoire qui manquent. Plusieurs chanteurs français sont même tout à fait capables, aujourd’hui, de s’illustrer avec succès dans le bel canto : Karine Deshayes bien-sûr, mais aussi Philippe Talbot chez les ténors (Cyrille Dubois a également prouvé ses affinités avec répertoire lors d’un récent Instant Lyrique), la basse Thomas Dear (qui a été un formidable Gouverneur du Comte Ory à Toulon en 2020), le baryton Florian Sempey, ou, chez les sopranos, la talentueuse Perrine Madoeuf, dont on se demande ce que les directeurs d’opéra attendent pour la programmer dans les rôles de sopranos dramatiques d’agilité, où, à n’en pas douter, elle excellerait.
Plusieurs metteurs en scène de talent ont par ailleurs montré que ces ouvrages pouvaient se prêter à des (re)lectures fortes et intéressantes sur le plan dramatique… Bref, il n’y a plus qu’à, comme on dit… Stéphane Lissner a proposé un nouveau Ring à l’Opéra de Paris 10 ans seulement après celui de Gunter Krämer, une nouvelle Aida 7 ans après celle de Py, un nouveau Faust 9 ans après celui de Martinoty, une nouvelle Manon 8 ans après celle de Colline Serreau, une nouvelle Traviata 6 ans après celle de Benoît Jacquot. Soit. Puisse maintenant Alexander Nee ne pas oublier que, aussi incroyable que cela puisse paraître, des chefs d’œuvre tels que Lucrezia Borgia, Maria Stuarda, Anna Bolena, Roberto Devereux, Tancredi, Semiramide, Il Turco in Italia, Ermione, Otello attendent toujours d’être créés à l’Opéra ! Ou que Moïse et Pharaon n’y a plus été donné depuis 37 ans, ni La Favorite depuis 102 ans…