Bonjour Michel Guerrin,
J’ai lu avec intérêt votre article « Opéra, le roi des arts en échec » (Le Monde, 8 juillet 2023[1]).
Si votre réquisitoire à charge relaie des données précises et l’opinion de plusieurs Cassandre médiatiques, je souhaiterais proposer un contre-feu, en tant que spectatrice (depuis plus de 3 décennies) et, plus récemment, comme critique lyrique (Première Loge, Avant-scène Opéra). Car il me semble que votre état des lieux ignore le terrain : quantité de productions et de maisons lyriques assument d’innovantes propositions en Europe, « en phase avec la société » comme vous le souhaitez (voir les spectateurs d’opéra invités depuis la rue au festival Donizetti de Bergamo, édition 2021 post confinement ). Pour ne pas sombrer dans le populisme culturel, ne serait-il pas plus pertinent de valoriser ces innovations ?
- Primo, vous faites fi de deux dimensions prégnantes de l’expérience « représentation d’opéra » :
– l’émotion de spectateurs spectatrices face au spectacle total qui interroge les passions, le vivre ensemble dans les sociétés, les mythes, etc. (voir Le Viol de Lucrèce de B. Britten au Capitole de Toulouse )
– la prise en compte du spectacle lyrique, fruit de la civilisation occidentale, né dans les cours baroques, mais aussi développé dans les villes libres (Venise, Hambourg) ou scènes non institutionnelles (les foires parisiennes de l’opéra-comique, les scènes madrilènes de zarzuela, etc. ). Si ce spectacle a su se renouveler à toute époque, il tend effectivement à s’embourgeoiser dans ses formes et circuits de diffusion (à l’instar des festivals de cinéma, 100 ans après la naissance du septième art). S’embourgeoiser dans ses codes, je vous le concède, mais non dans ses messages, voir la création de la fable initiatique Picture a Day Like This de G. Benjamin et M. Grimp (festival d’Aix, 2023).
- Secundo, vous pointez la désaffection des publics : c’est loin d’être un processus uniforme en France. Vous pointez également les baisses de subventions : à observer également selon les cas. En revanche, vous avez raison de dénoncer les salaires scandaleux de certaines directions d’Opéra (dont celui de Gérard Mortier à l’Opéra de Paris, dont vous citez des propos peu dignes de sa fonction publique …), salaires qui assèchent hélas la part de l’artistique. Quand ce n’est pas l’administratif qui tend à supplanter l’artistique et la technique, soit celles et ceux qui créent le spectacle vivant. C’est donc aux tutelles (état, région, métropoles) d’assainir ces pratiques, sans impacter la programmation, ni la coproduction qui elle aussi évolue, en inscrivant peu à peu l’éco-responsabilité dans ses missions.
- Tertio, sur la vingtaine de productions lyriques que j’ai eu la chance d’écouter / voir cette saison 23-24 en France, c’est plutôt dans les Opéras en région que j’ai perçu quantité d »expérimentations qui fonctionnent auprès des publics. Et ce, sans les coûts exorbitants de l’Opéra de Paris. Je me tiendrai à 3 ex. pour ne pas lasser votre attention :
– côté mise en scène hors édifice : Carmen, opéra-paysage itinérant, d’après Bizet, depuis les forêts du Limousin jusqu’aux plateaux lorrains ;
– côté lien entre scène et territoire local : la prod de La Favorite de Donizetti à l’Opéra national de Bordeaux articule la participation des chanteurs professionnels européens et d’une sélection de dames bordelaises âgées (après casting et travail local auprès de Valentine Carrasco) pour collaborer au ballet de l’opéra lors de chaque représentation :
– les jeunes et l’opéra : Climat de Hepplewhite à l’Opéra national de Montpellier, entièrement produit par les jeunes d’Opéra Junior (structure qui fête ses 30 années d’existence) dans une démarche de création, d’éducation et intégration. Comme l’indique son titre, l’opéra élit la thématique d’éco-environnement. Sa tarification : de 10 à 16 euros.
A votre disposition pour approfondir ces sujets… si cela vous dit !
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[1] Version électronique (« Plutôt que de pleurer, les opéras doivent faire leur révolution ») disponible ici.
5 commentaires
MERCI Sabine !
Les propos de Michel Guerrin doivent être nuancés sur plusieurs points. Concernant l’absence du public notamment : outre le fait qu’il semble revenir (les salles sont de nouveau très bien remplies depuis quelque temps), le problème est exactement le même pour le théâtre et le cinéma ! « L’embourgeoisement » de l’opéra : depuis des décennies, l’opéra lutte contre cet embourgeoisement, en proposant, en particulier en province, une tarification « douce ». (Reste le cas de certaines grandes maisons et surtout de certains festivals « chics » , où certaines places avoisinent les 300 euros…). Enfin et surtout, si le grand public et les jeunes ne vont pas suffisamment à l’opéra, ce n’est pas la faute de l’opéra lui-même… mais celle de l’éducation et de l’enseignement qui tiennent systématiquement cet art à distance ! J’y reviendrai dans un prochain édito.
Franchement, merci Sabine (bon, aussi un peu indirectement aussi merci M. Guerrin, soyons fair play), de faire la démonstration de la possibilité de se renouveler de l’art lyrique! Les propositions existent et séduisent, surprennent, parfois choquent, intéressent ou passionnent… Mais l’opéra démontre de plus en plus une grande volonté d’affranchissement vis à vis du reproche de conservatisme, et un ancrage dans nos problématiques actuelles. Alors oui partageons, entre générations, et considérons toujours d’avantage ce qui nous réunit que ce qui nous sépare, n’est-ce pas?
Tout à fait d’accord
Tout est fait pour que le jeune public s’abrutisse avec des musiques primitives. Et je ne parle pas des mises en scène peu adaptées à un public débutant… Et à d’autres. J’aime l’opéra depuis l’âge de 10 ans et j’en ai 76. Encore plus que la lecture c’est l’opéra qui a donné un sens à ma vie
Bravo Sabine pour cet article érudit (comme toujours) et optimiste.
Je voudrais vivre aussi longtemps que l’opéra vivra.
Françoise Léon
Je n’ai pas lu l’article du Monde mais celui de ma collègue de Première Loge. Pour m’en tenir à ce que je ressens (et non pas à ce que je connais, car je ne connais que peu de chose dans le domaine de la sociologie de l’opéra contemporain, si ce n’est un livre publié il y a longtemps) eh bien, mon impression est que la QUALITE est en progression , à commencer par la qualité des interprètes des grands festivals, chanteurs et orchestre – je suis frappé par ces voix magnifiques et innombrables – ; et je vois des salles archi-pleines à Aix, à Beaune, à Salon, à Orange, presque toute l’année, y compris dans les rues, les bistrots, les troquets d’Aix, de Beaune, etc. Je suis donc étonné, mais intéressé de lire l’article du Monde, qui va – à ce qu’on en dit – au rebours de ce que je vois dans mes modestes sorties lyriques.