Séduite par le Così proposé le Capitole de Toulouse, notre collaboratrice Sabine Teulon-Lardic se réjouissait d’avoir assisté à « un opéra à la distribution francophone et en grande partie française pendant la crise sanitaire » et concluait ainsi son article : « À quand le retour des troupes d’opéra ? » La question, qui se pose régulièrement, a pris il est vrai une forme d’urgence en ces temps sombres où les déplacements d’un pays à l’autre – a fortiori d’un continent à l’autre – restent très compliqués en raison de la pandémie…
La suppression de la troupe de l’Opéra par Rolf Liebermann à son arrivée à Paris en 1973 avait constitué une véritable révolution. Cette mesure – et d’autres – avaient en leur temps suscité une forte opposition des salariés de l’Opéra et engendré plusieurs grèves dures, avant de susciter un quasi consensus, le public parisien découvrant, émerveillé, les Chérubin de Teresa Berganza ou Frederica von Stade, les Comtesses de Kiri Te Kanawa et Margaret Price, l’Amelia Grimaldi ou la Marguerite de Mirella Freni, le Faust de Plácido Domingo, ou encore la Lady Macbeth de Shirley Verrett. Les temps où l’on interprétait toutes les œuvres du répertoire international en français (avec un respect parfois très relatif des esthétiques et des styles étrangers), et où la sacro-sainte « tradition » constituait en fait un frein à toute forme de renouveau, toute nouvelle lecture, semblaient bel et bien révolus. C’était, par exemple, l’époque où Sutherland chantait Lucia en italien tandis que ses partenaires lui répondaient en français. Ou celle des malheureux débuts de Callas au Palais Garnier en 1958, au cours desquels son valeureux Mario, soulagé d’avoir réussi les deux « Vittoria ! » au second acte de Tosca, se mettait subitement à poursuivre son rôle en français ! (Et que dire des chœurs, cramponnés à la partition de Norma pour leur simplissime intervention dans « Casta diva », entachée d’un effroyable décalage dont la Divine, avec un sérieux imperturbable, parvient magistralement à faire abstraction ?)
Nul doute : avec la disparition des troupes, en cette seconde moitié du XXe siècle, soufflait comme un vent de renouveau, et la promesse d’une plus-value artistique semblait certaine. Pourtant, un demi-siècle après la révolution opérée par Rolf Liebermann, le bilan de cette « mondialisation » de l’art lyrique n’est pas sans nuances… Nul ne contestera que la sollicitation d’artistes étrangers, qu’il soient chanteurs, chefs ou metteurs en scène, constitue une ouverture salutaire – et permet notamment de lutter contre d’inappropriées « chasses gardées » : le répertoire italien n’est pas réservé aux Italiens, des chanteurs autres que germaniques peuvent bien sûr défendre brillamment le répertoire allemand, et nous connaissons tous des chanteurs étrangers très au fait du style français et bien plus compréhensibles dans la langue de Molière que certains chanteurs hexagonaux !
Et pourtant…
- Force est de constater que la mondialisation de l’opéra entraîne parfois non pas la variété attendue, mais au contraire une sorte d’uniformisation des spectacles, finalement souvent tout aussi « formatés » et attendus que ceux proposés naguère par les fameuses troupes ! Il n’est qu’à consulter les programmes des opéras pour constater que les scènes internationales sont quasi « squattées » par les 5 ou 6 metteurs en scène les plus en vue du moment, lesquels, indépendamment de leurs talents respectifs, empêchent la visibilité et l’essor de confrères talentueux.
- Cette « mondialisation » favorise en outre le star system et toutes ses dérives possibles, dont l’une, assez récente et qui compte parmi les plus visibles et les plus contestées par le public, consiste en la majoration (parfois très sensible !) du prix des places lorsque madame ou monsieur X sont programmés – sans que le public ait bien sûr l’assurance que la vedette attendue soit au rendez-vous le jour J…
- Et surtout, la disparition des troupes (même si d’autres dispositifs ont pris le relais, telles les « académies » dont se dotent les grandes scènes nationales) prive parfois les jeunes artistes d’une excellente école, les jeunes chanteurs s’y sentant souvent en confiance et pouvant faire leurs armes par l’appropriation progressive de rôles de plus en plus importants. Mais le parfois est important car a contrario, plusieurs jeunes chanteurs, en troupe dans certains théâtres étrangers, ont déjà expliqué qu’appartenir à une troupe et être programmé dans une œuvre dite « de répertoire » les contraint occasionnellement à monter sur scène avec un temps de répétitions quasi inexistant…
La question, on le voit, est complexe, et une solution « idéale », qui satisferait à toutes les exigences en termes de qualité artistique, de formation des jeunes et de respect des normes environnementales n’existe probablement pas… Mais l’une des configurations les plus pertinentes réside peut-être dans une solution médiane, telle celle mise en œuvre par l’Opéra Comique depuis 2017 : la Nouvelle Troupe Favart renoue en effet avec l’esprit de troupe tout en préservant l’indispensable ouverture aux autres et notamment aux artistes étrangers. Les « chanteurs associés » interprètent ainsi les rôles principaux, tandis que les « chanteurs résidents » se forment (notamment au contact des chanteurs associés avec lesquels ils sont nécessairement amenés à travailler régulièrement) en tenant les rôles secondaires et en assurant les doublures des rôles principaux…
Quoi qu’il en soit, à l’heure de la pandémie et alors que les Français affichent de plus en plus ostensiblement leur attachement aux démarches éco-responsables, la question du retour des troupes, sous quelque forme que ce soit, se pose indubitablement… Aux directeurs d’opéras de s’en saisir, et de composer le plus habilement et le plus intelligemment possible avec toutes les contraintes qui sont les leurs !