LA SAISON DES SAISONS… ou ce qui fait une belle saison d’opéra

La fin de l’hiver marque, traditionnellement, la parution des premiers programmes des saisons à venir. Paraîtront-ils en heure et temps cette année ? Les directeurs auront-ils réussi à reprogrammer certains spectacles qui étaient particulièrement attendus cette saison et qui ont dû être annulés par la force des choses ? L’incertitude est d’autant plus grande que presque un an après le début de la crise sanitaire, aucune réouverture des salles de spectacles n’est envisagée… Saisissons cependant cette occasion pour énoncer quelques idées sur ce qui, selon nous, fait une belle saison d’opéra.

Une évidence avant tout : la tâche est délicate et les directeurs sont loin de pouvoir faire ce qu’ils veulent. Des contraintes de toutes sortes, liées, par exemple, aux calendriers des artistes engagés mais aussi bien sûr au budget dont ils disposent font qu’ils doivent parfois renoncer à certains projets qui pourtant leur tiennent particulièrement à cœur. Et il sera bien sûr nettement plus difficile à un théâtre de province, qui propose quatre ou cinq ouvrages lyriques annuels, d’« équilibrer » sa saison, qu’à une première scène nationale qui en programme le double ou le triple.  Nous ne voulons donc surtout pas sous-estimer ici l’extrême difficulté de la fonction des directeurs d’opéras, mais simplement exprimer quelques principes qui, en la matière, nous paraissent importants :

  • On voit fleurir depuis quelque temps des saisons « thématiques », construites apparemment en fonction d’un fil rouge qui relie entre elles des œuvres censées se faire écho. Pourquoi pas… Mais si la démarche est a priori intéressante, on a souvent l’impression que la thématique (correspondant presque toujours à un sujet très « tendance »…) a été plaquée après coup et artificiellement sur une liste d’ouvrages réunis un peu par hasard… Il n’est en effet guère difficile de proclamer que telle saison se donne pour mission de mettre en valeur le statut de la femme (95% des ouvrages lyriques mettant en scène une figure féminine saillante, qu’elle soit libre, soumise, victime ou révoltée : cette « thématique » pourrait en fait s’appliquer à la quasi-totalité des saisons d’opéras !). Il en va de même avec les saisons censément mettre en valeur la notion de frontières ou de rencontres culturelles et géographiques : une Rondine (la France), un Trouvère (l’Espagne), une Khovanchtchina (la Russie), un Billy Budd (l’Angleterre), un Faust (l’Allemagne), une Tosca (l’Italie) et hop ! voilà de quoi baptiser une saison « Faire bouger les frontières » : c’est évidemment artificiel et la logique ou la couleur que l’on espère donner ainsi à la programmation ne sont en fait que de surface.
  • Surtout, l’éventuel choix de saisons « thématiques » ne saurait prendre le pas sur l’éclectisme qui doit être de mise au moins dans les grands théâtres nationaux. On peut comprendre qu’une institution privée s’attache à défendre exclusivement les répertoires français, allemand, contemporain, baroque,… Mais les grandes scènes nationales ne devraient-elles pas avoir toujours à cœur de défendre le répertoire lyrique dans toute sa richesse et toute sa diversité, en échappant aux effets de modes aussi fugitifs que (parfois) surfaits ? Il n’y a pas si longtemps, Janáček était célébré un peu partout en France, et nous avons eu parfois jusqu’à 4 ou 5 représentations d’ouvrages de ce compositeur dans l’hexagone au cours d’une même saison. C’était peut-être excessif, tout comme semble excessive et incompréhensible sa relative et récente raréfication sur les scènes françaises… Les œuvres du XIXe siècle tardif italien ont depuis longtemps quasi toutes disparu de nos scènes : seul Nicolas Joël avait choisi de leur redonner une chance en les programmant régulièrement (et non en proposant une simple redécouverte ponctuelle) au cours de son mandat. Un effort qui n’aura pas eu de suite, étant resté trop limité dans le temps pour que ce répertoire retrouve son public… Richard Strauss se fait aussi bien rare dans l’hexagone, à quelques exceptions près : il y a bien la reprise de Capriccio à Garnier, ou le Rosenkavalier qui aurait dû marquer la réouverture de l’Opéra d’Avignon…Mais quand (ré)entendra-t-on La Femme sans ombre? La Femme silencieuse ? Daphné ? Hélène d’Égypte ? Même Arabella se fait bien rare…  Quant au bel canto, qui avait connu un bel essor dans les années 1980, il est, depuis une trentaine d’années, devenu l’un des parents pauvres de l’Opéra en France (voir notre édito de février).


Devant l’extrême rareté de certains titres, le fait que Stéphane Lissner ait choisi de proposer de nouveaux Ring, Faust ou Aida alors que ces œuvres avaient il n’y a guère fait l’objet de nouvelles productions est assez incompréhensible… Parallèlement au  plaisir (et à l’intérêt !) qu’il y a à confier un grand titre du répertoire à un metteur en scène qu’on apprécie et dont le talent devrait permettre de poser un regard nouveau sur l’œuvre, ne faut-il pas aussi veiller à ce que certains ouvrages de qualité (quand il ne s’agit pas, parfois, de tout un courant artistique) ne sombrent dans l’oubli ?

Enfin, il convient de s’interroger sur l’importance que les directeurs de salles doivent accorder à leurs propres goûts et convictions : si ces goûts et convictions peuvent et doivent infléchir leur programmation (sans quoi toutes les saisons de tous les théâtres se ressembleraient !), ils ne sauraient à eux seuls décider du contenu des programmations. Il n’y a guère, un directeur de l’Opéra de Paris affichait son mépris pour la musique de Puccini : « Puccini, oui bien sûr… Et pourquoi pas Holiday on ice aussi ! », avait-il publiquement ironisé. Ces propos, certes passionnants pour qui s’intéresse aux goûts personnels du personnage, n’ont pas leur place dans la bouche du directeur de l’Opéra de Paris lorsqu’il s’exprime en tant que tel : l’opéra national n’est pas l’Opéra de monsieur ou madame X ; la première scène lyrique française n’est pas même l’Opéra « de Paris », elle est avant tout une scène nationale : elle appartient en ceci au public, dont il faut satisfaire les attentes et tout en essayant d’éveiller la curiosité. La démarche peut et doit se faire dans le respect de toutes les sensibilités, tous les goûts.. et tous les répertoires. 

À l’heure où l’on s’interroge toujours sur la possibilité de rouvrir les salles de spectacles, ces considérations sont peut-être cependant incongrues, ou à tout le moins prématurées : l’annonce de la reprise des spectacles vivants, quels qu’ils soient et indépendamment de la qualité des programmations, reste la seule nouvelle que nous attendons vraiment, depuis bien trop longtemps maintenant…