Nous aimerions tellement que les artistes que nous admirons soient, humainement, à la hauteur de l’art qu’ils servent… Mais en dépit d’une sensibilité qui place beaucoup d’entre eux au-dessus d’une triste médiocrité plus ou moins généralisée, les artistes restent des hommes, avec pour certains leur part de faiblesse, leurs zones d’ombres, leurs points faibles, voire leurs prises de positions condamnables ou répréhensibles. Nous aurions tellement aimé qu’Elisabeth Schwarzkopf, Herbert von Karajan ou Karl Böhm n’aient jamais été liés de quelque façon que ce soit au parti nazi ; que Louis-Ferdinand Céline n’ait jamais écrit l’un des pires pamphlets antisémites existants ; que Salvador Dalí n’ait pas soutenu l’une des dictatures les plus meurtrières du XXe siècle ; qu’Édith Piaf n’ait jamais déclaré sa « béatitude » devant l’invasion de la France par les nazis ; que Coco Chanel n’ait pas collaboré avec les services d’espionnage SS ; etc. etc.
Les faits sont là cependant… Pour ce qui appartient au passé, il convient de ne pas occulter la vérité historique, puis de faire la part des choses entre l’homme – ou la femme – et l’artiste. Autant que faire se peut… Ces artistes ont maintenant été « jugés », au sens figuré mais aussi parfois au sens propre, au terme de procès ayant permis de faire le point sur leur engagement au service de causes condamnables ; à chacun d’entre nous de voir s’il est maintenant en mesure d’apprécier pleinement leur art indépendamment – ou en dépit – de leur attitude et de leurs convictions passées.
Mais l’actualité, terrible, nous rappelle à quel point l’art et l’engagement sont deux concepts dont l’imbrication peut se révéler compliquée, dangereuse, voire explosive. La position est évidemment complexe pour les artistes russes : entre ceux qui osent condamner ouvertement la guerre menée par Vladimir Poutine et ceux qui lui reprochent d’être « trop délicat avec les Ukrainiens » (tel le pianiste Boris Berezovsky, dont les déclarations ont stupéfait l’opinion internationale par leur caractère odieux et révoltant), il y a ceux qui affichent une forme de neutralité ou qui prennent le parti du ni/ni – une position qui, face aux crimes perpétrés par le régime russe, passe souvent pour une forme de complaisance inacceptable. (Il faut cependant prendre en compte le fait que certains de ces artistes habitent encore en Russie, de même que leur famille ou leurs amis, et que tout est à craindre d’un dirigeant qui, depuis des années, fait assassiner ou tente de faire assassiner ses opposants politiques (Boris Nemtsov, Alexandre Litvinenko, Alexeï Navalny) comme les journalistes qui émettent des réserves sur sa politique et sa personne (Natalia Estemirova, Stanislas Markelov, Anastasia Babourova, Anna Politkovskaïa,…).
Dans tous les cas, face aux prises de positions pro-russes, anti-russes ou devant une neutralité de façade, les réactions ne se font pas attendre : les déclarations plus que timorées d’Anna Netrebko lui ont valu de voir se fermer devant elle la plupart des salles européennes. Sa récente volte-face (elle vient de condamner explicitement la guerre, mais sans se prononcer sur la personne même de Vladimir Poutine, dont elle fut l’un des soutiens officiels lors des deux dernières élections présidentielles) est-elle sincère ou est-elle dictée par le désir de reprendre sa carrière en Europe ? (Quoi qu’il en soit, c’est maintenant l’Opéra de Novossibirsk qui vient de déclarer Anna Netrebko persona non grata…). La question est la même pour Gérard Depardieu qui, après avoir clamé haut et fort son admiration pour « la Russie, cette grande démocratie », et comparé Vladimir Poutine à Jean-Paul II, annonce, à quelques jours du concert qu’il doit donner au Théâtre des Champs-Élysées, condamner les « folles dérives » du président russe et verser la totalité des recettes de trois concerts aux victimes ukrainiennes…
L’art n’est donc pas cet îlot d’humanisme déconnecté de la réalité et de la violence du monde, lesquelles le rattrapent et investissent ses différents domaines dès que l’équilibre fragile qui assure une relative stabilité au monde dans lequel nous vivons se rompt… Rarement, en tout cas, le sens premier du terme « engagé » aura a ce point été mis en lumière. Lorsqu’un artiste s’engage, il met quelque chose en gage, et donc court le risque de perdre quelque chose : des contrats, assurément, mais aussi – et surtout – l’affection et l’admiration du public, sans lesquelles il n’est rien.
1 commentaire
Merci à notre rédacteur en chef pour ce vibrant éditorial ! Il pose bien les ambiguïtés entre politique et art …
En 1848, lors du soulèvement piémontais contre l’occupant autrichien, G. Verdi n’hésitait pas lorsqu’il écrivait au librettiste Piave : « Tu me parles de musique ? Où as-tu la tête ? Penses-tu qu’en ce moment, je m’occupe des notes et des sons ? En 1848, nulle musique ne saurait plaire davantage aux oreilles italiennes que le son du canon ! Je n’écrirais pas une note pour tout l’or du monde, j’aurais un immense remords à consommer du papier à musique, qui excelle à faire des cartouches. »