On est parfaitement en droit de ne pas aimer Wagner, Rossini, Massenet, Berlioz, Händel… Mais rares sont les expressions d’un désamour prenant la forme d’un mépris aussi violemment affiché que celui manifesté par les détracteurs de Puccini : musique de concierge, vulgarité, facilité… Le sommet a peut-être été atteint par Gérard Mortier qui, à un confrère de Télérama qui l’interrogeait jadis sur le plaisir que peuvent procurer certaines musiques – dont celle de Puccini –, avait spirituellement (?) déclaré qu’on pouvait également aller au Lido ou assister à un spectacle d’Holiday on Ice.
Comment expliquer cette déconsidération dont le compositeur lucquois fait depuis longtemps l’objet ? L’une des raisons les plus fréquemment avancées réside dans l’expression de sentiments exacerbés que font entendre les œuvres du musicien toscan : si l’art lyrique, par essence, fait la part belle à la peinture des émotions, force est de constater que les moyens dramatiques et musicaux mis en œuvre par Puccini pour les exprimer sont particulièrement efficaces, les émotions vécues par les personnages ayant tôt fait de susciter celle du spectateur-auditeur…
N’est-ce pas là précisément que le bât blesse ? Outre le fait que certains spectateurs peuvent légitimement – et pudiquement – souhaiter tenir leurs émotions à distance, c’est l’émotion même qui devient suspecte dans les formes dramatiques de ce début de XXe siècle. Puccini meurt en 1924, alors que Brecht, avec Baal (1918), La Noce chez les petits bourgeois (1919), Tambours dans la nuit (1922), Dans la jungle des villes (1922), élabore un système dramatique dans lequel la fameuse distanciation (au demeurant déjà présente dans l’Ulysse de Joyce, le dadaïsme ou le surréalisme) jouera un rôle prépondérant. À partir de là, il est très simple de procéder à certains raccourcis : Puccini émeut fortement, instantanément, irrésistiblement ; donc il fait preuve de sentimentalisme, voire de sensiblerie, et surtout, il n’est pas moderne. Car se fait jour également en ce début de XXe siècle le concept voulant que la modernité ne soit comprise et appréciée que par quelques happy few, définitivement coupés du commun des mortels, lequel se complaît dans la facilité, pour ne pas dire la vulgarité. Un concept qui coupera l’art contemporain (spécifiquement la musique et la littérature) du grand public pour de très longues années, bien plus qu’il n’en fallut aux romantiques, aux réalistes, aux impressionnistes pour être reconnus et appréciés de tous.
Facile et « anti-moderne », la musique de Puccini ? Mais bien sûr, puisque, malgré quelques échecs ponctuels (la première de Butterfly), elle connut rapidement le succès et triomphe toujours auprès du plus grand nombre. Pourtant, à y regarder de près – ou à l’écouter plus attentivement –, il n’est guère difficile d’y déceler les marques d’une modernité avérée, de la mise en œuvre d’un discours musical continu à la richesse orchestrale et aux recherches harmoniques qui émaillent ses partitions. La continuité du discours musical est assurée par la présence de thèmes qui permettent tantôt de caractériser les personnages (les célèbres accords par lesquels s’ouvre Tosca et qui révèlent d’emblée le caractère brutal et inhumain de Scarpia), tantôt de tisser une trame aux fonctions à la fois émotive et narrative (réminiscence de moments heureux à l’heure de la mort, comme dans la dernière scène de Mimi…) ; mais elle provient également du statut accordé aux airs au sein des partitions. Outre leur relative rareté (voyez La fanciulla del west…), ils ne sont pas toujours clairement identifiables ni « isolables », en raison d’une forme souvent originale (il s’agit fréquemment d’une déclamation plus ou moins libre glissant progressivement vers un épanchement lyrique assez irrésistible, tels le « Ma quando vien lo sgelo » de Mimi, ou le « Talor dal mio forziere » de Rodolfo), mais aussi du « fondu-enchaîné » qui les intègre presque toujours naturellement au flux musical en leur refusant le statut de pezzi chiusi. Quant à la richesse de l’orchestre puccinien et à la subtilité de son langage harmonique, il faisait l’admiration d’un Stravinsky (qui adorait La bohème !), d’un Berio, ou d’un Schoenberg, lequel déclara, à la mort du musicien, qu’avec Puccini disparaissait le plus grand harmoniste de son temps. Autant de points de vue émis par des compositeurs considérés, en leur temps, comme les chantres de la modernité, et qui ne manquent pas de désarçonner les détracteurs du compositeur lorsqu’on les leur rappelle… Vulgaire, sentimentale, facile, la musique de Puccini ? Libre à eux de le penser, mais de grâce… qu’ils nous laissent de temps en temps céder à la facilité, à la sensiblerie et au sentimentalisme !
En d’autres termes, comme chantait mon grand-père (et Maurice Chevalier) : « Si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres »…
1 commentaire
Je suis tout à fait d’accord. Il est dommage que de grandes personnalités soient rabaissées de cette manière. Raison de plus pour apprécier cette réponse qui ne s’abaisse pas à la mesquinerie et fait preuve de compétence et de respect.