Les années 2020 : sombre époque pour les arts, la culture, l’humanisme…

Chaque fois que l’actualité s’assombrit, la question se pose : que va-t-on consacrer un édito à l’art ou à la musique, lorsque la folie belliqueuse, la brutalité, le mensonge, la haine frappent à nos portes ? Alors que la violence au Proche-Orient paraît plus que jamais endémique et que le dirigeant de la première puissance mondiale prétend ramener la paix en mentant effrontément à la face du monde et en flattant les intérêts d’un dictateur, n’y a-t-il pas quelque chose d’indécent à parler opéra ? À se demander s’il est légitime ou non de rouler les « r » lorsqu’on interprète le répertoire français du XIXe siècle ? de maintenir les reprises des cabalettes dans l’opéra romantique italien ? d’orner les da capo chez Mozart ?
Nous vivons une époque terriblement sombre, et l’art semble bien impuissant à ramener un peu de sérénité ou d’espérance dans notre quotidien. D’autant qu’en période de crises, quelles qu’elles soient – économiques, diplomatiques, sociétales –, il est comme toujours mis à mal ici ou là, dans des proportions certes variables, mais qui révèlent à quel point nombre de dirigeantes et dirigeants le méprisent – ou parfois le craignent : c’est, dans tel pays du globe, la musique et le chant qui y sont interdits au nom de la « chasteté publique ». Ce sont des livres prônant la diversité ou l’inclusion qui sont purement et simplement interdits dans certaines écoles des USA (jusqu’au roman autobiographique de Julianne Moore, évoquant une petite fille complexée par ses taches de rousseur, interdit dans quelque 160 écoles : on croit rêver – ou cauchemarder…). En France, la situation semble évidemment moins grave, mais lorsqu’on voit certains gouvernements de pays frontaliers (ou quasi) avoir la mainmise sur l’ensemble des médias et l’offre culturelle, on ne peut évidemment que s’inquiéter et se dire que nous ne sommes nullement à l’abri de telles dérives.
De fait, tout va-t-il, chez nous, pour le mieux dans le meilleur des mondes ? L’annonce du gel de la part collective du « Pass culture » qui permet aux établissements scolaires de financer des sorties et des interventions culturelles à destination des élèves à partir de la 6e, les coupes claires récemment et brutalement opérées dans les budgets culturels de telle région, tel département, ont suscité de la sidération, mais aussi une grande tristesse : dans les Pays de la Loire, la culture, selon la volonté de Christelle Morançais, présidente de la région, perd ainsi environ deux tiers de son enveloppe budgétaire ; dans le conseil départemental de l’Hérault, présidé par Kléber Mesquida, « une coupe de 100 % du budget alloué à la culture » a été décidée ; le 17 janvier dernier, Rachida Dati, ministre de la Culture, a annoncé au Sénat que son ministère devrait encore réaliser 50 millions d’économie en 2025, après les 100 millions déjà actés par le gouvernement Barnier…
Une fois encore, la culture est considérée comme quelque chose de cosmétique, de superflu, de secondaire, et est réduite au rôle de simple variable d’ajustement dans un budget en déficit chronique. Pourtant, « dans une période où beaucoup de choses vont mal, la dernière chose à couper, c’est la culture », déclarait non sans un brin de provocation le violoniste Renaud Capuçon dans une interview récemment accordée à France Musique. Sans doute des économies sont-elles possibles et indispensables, y compris dans des secteurs qu’on souhaiterait « intouchables » (au premier rang desquels l’éducation et la santé). Mais que soit une nouvelle fois dénié à la culture son rôle essentiel dans la consolidation du lien social et du « vivre ensemble » laisse pour le moins perplexe : à quoi bon nous rebattre les oreilles avec ces notions si, dès qu’il s’agit de faire des économies, on se hâte de mettre à mal ce qui précisément les rend possibles ?
Dans divers tweets et dans un entretien accordé à Jean-Jacques Bourdin pour Sud Radio, Christelle Morançais a, à plusieurs reprises, érigé Elon Musk en modèle et fustigé la « peur » du peuple français. J’assume pour ma part pleinement ma peur mais aussi ma consternation de voir des responsabilités confiées à des personnes dont les préoccupations et les décisions semblent exclusivement dictées par des impératifs strictement économiques, privant brutalement et sans aucune concertation les institutions culturelles de l’essentiel de leur budget, faisant leur modèle d’un homme bafouant quotidiennement la vérité, la science ou les valeurs humanistes les plus élémentaires. Tout en continuant de croire (de façon naïve ? utopique ?) que tôt ou tard, la beauté finira par reprendre droit de cité en ce monde. René Char n’affirmait-il pas que « dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté » ?
Précisément, pour ne pas terminer cet édito sur une note trop amère ni trop pessimiste, renouons l’espace de quelques minutes avec la beauté à l’état pur, à savoir la dernière page de Guillaume Tell dont Berlioz lui-même, si peu rossiniphile, dut reconnaître la splendeur : après l’effroyable tempête ayant obscurci le ciel au-dessus du lac de Lucerne, le ciel retrouve progressivement toute sa pureté… Symbole de la paix restaurée et d’une liberté retrouvée après le régime brutal, autoritaire, injuste imposé par le tyran Gessler.
https://www.youtube.com/watch?v=kccWqvVi4GM