Implacable Don Giovanni !
Don Giovanni Dimitris Tiliakos
Don Ottavio Kenneth Tarver
Leporello Vito Priante
Masetto Guido Loconsolo
Il Commendatore Mika Kares
Donna Anna Myrtò Papatanasiu
Donna Elvira Karina Gauvin
Zerlina Christina Gansch
Musicaeterna, dir. Teodor Currentzis
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Mozart, livret de Lorenzo da Ponte, créé à Prague le 29 octobre 1787
3 CD Sony Classical (2016)
« La musique n’est pas une profession, ni une question de reproduction. C’est une mission. » (Teodor Currentzis)
Teodor Currentzis enregistre Don Giovanni
Jamais vous n’avez entendu un air du champagne comme celui-ci : un ouragan, une tempête (CD2/2). Ce Don Giovanni jouisseur y est impressionnant. Mais plus que lui, c’est l’orchestre qui vous cloue sur place. Ce champagne se boit frappé. Sans aucune promesse d’ivresse joyeuse ; il vous secoue. Le ton est donné : ici, tout est joué. Surjoué ? Le parti pris est celui d’un engagement de tous les instants dans une folle journée, ou plutôt une folle nuit qui se dérobe sous les pas des personnages. Dans l’urgence de la catastrophe inévitable. Cela ne va pas plaire à tout le monde. Too much, trop de coup de fouets – mais ne serait-ce pas ceux du Marquis de Sade qui se dessinent sous les rafales cinglantes partout assénées ? Qui d’autre que Currentzis fait à ce point du Don un double de Sade ?
À chacun son Don Giovanni. Jusqu’ici, je gardais ma préférence pour l’enregistrement dirigé avec noirceur par Dmitri Mitropoulos, en direct (!) de Salzbourg, en juillet 1956. Un plateau vocal à se damner, avec Siepi, Grümmer, della Casa, Frick, Simoneau, Corena, Berry, Streich. Tous d’un engagement, d’une présence et d’une vocalité qui nous font vivre le drame sous les feux de la rampe et d’une direction orchestrale électrisante. Avec Teodor Currentzis, on ne sera pas étonné que le premier personnage soit l’orchestre. Carnassier, il a le tranchant de l’épée, celle qui tue le Commandeur. Les traits de violons sont des gifles. Les instruments claquent, vibrent et virevoltent, d’une violence terrible, dans une temporalité qui est celle de la course à l’abîme. Exagéré ? Hystérique ? Car tout est souligné, détaillé, sans répit. Tout vit et prend soudain un relief nouveau. Il y a le feu dans chaque recoin, même le plus infime, de la partition mozartienne. Comment pourrait-il en être autrement, avec cet opéra à part, sulfureux, comme avec ce chef hors norme ?
La vision du Don Giovanni par Currentzis n’est pas à placer entre toutes les oreilles. Elle est dérangeante – et implacable. Pas de langueur, mais partout ce tranchant inquiétant – écoutez les dernières mesures du « La ci darem la mano » (CD1/17) ou bien ces violons, presque aigres, qui ouvrent l’air d’Elvire « Fuggi il traditore » (CD1/19), sans parler de toute la fin du premier acte, d’une virtuosité sidérante, celle d’une horde de chevaux lancés dans une course infernale. Partout, à tout moment, Currentzis nous tient en haleine, nous surprend par un détail, une lecture sans aucune concession. Jusque dans chaque récitatif ou la marque de la nécessité dramatique, vitale, est perceptible dans chaque inflexion. Cette vie, insoupçonnable dans la plupart des interprétations, est particulièrement audible dans celui qui ouvre la scène du cimetière de l’acte II. « La musique est beaucoup plus sauvage que ce que notre époque en fait » aime à dire Currentzis. Mais ce point de vue assumé, haletant, n’exclut pas la tendresse : écoutez la reprise de « Dalla sua pace » ! (CD1/26) ou bien la sérénade de Don Giovanni (CD2/21). Avec une imagination qui surprend dans le récitatif acidulé entre Zerline et Leporello (CD2/35), précédant un duetto totalement inattendu, absent de la version originale donnée à Prague en octobre 1787, venant de la version de Vienne de mai 1788, reprenant même le thème musical du duo entre Suzanne et Figaro au début des Noces. Partout ce sentiment d’une invention, d’une liberté comme dans le final du premier acte, après l’arrivée des masques, au cœur d’une fête grimaçante comme jamais (CD2/13). Les instruments semblent désarticuler la musique au moment où le prédateur est sur le point de commettre le viol de Zerline (Christina Gansch).
C’est paradoxal : l’interprétation a été pensée dans les moindre recoins de la partition, et pourtant c’est cette impression de liberté du moment qui prévaut ; ce qui signe la vraie réussite de ce travail d’orfèvre, d’une minutie de mise en place qui tient de l’obsession et de la manie. Il suffit de penser qu’une fois l’enregistrement de l’opéra presque terminé, à l’hiver 2014, Currentzis a décidé de tout refaire. Et sans le soutien – assez improbable, par les temps qui courent – du directeur de Sony classique, ce Don Giovanni n’aurait jamais vu le jour. Ainsi, deux semaines d’enregistrement furent programmées à l’hiver suivant, dans l’opéra qu’il dirige depuis 2011, à Perm, c’est à dire nulle part. Ce n’est pas moi qui le dit, mais les musiciens eux-mêmes, dont certains, installés depuis cette date dans cette ville industrielle et glaciale, avouent ne pas la connaître. Ils passent leur temps à faire de la musique avec un chef dictateur qui n’hésite pas à humilier publiquement, dans des séances d’autocritique d’un autre âge, tel chanteur – comme on peut le voir dans un passage stupéfiant du film qu’Arte a consacré à l’enregistrement*. En fait, cet enregistrement a doublement failli ne jamais voir le jour. Car le chanteur prévu pour le rôle titre, celui avec lequel Currentzis a travaillé en amont dans les moindre détails la partition, fit faux bond au tout dernier moment. C’est Dimitris Titiakos, un ami grec de longue date, depuis leurs études musicales communes à Athènes, qui le remplaça au pied levé. Il réussit immédiatement à camper un personnage habité, avec une voix qui, si elle manque parfois un peu de puissance, de noirceur, rend le personnage particulièrement humain.
Et les voix donc ? Currentzis a choisi une distribution cherchant l’esprit d’équipe et non l’accumulation de stars. Avec de vrais moments de magie, comme ce temps suspendu dans l’air d’Elvire « Mi tradi » (CD 3/2) où Karina Gauvin nous touche en campant une femme mûre blessée, alors que la Donna Anna de Myrto Papatanasiu nous émeut par sa jeunesse et sa tendresse dans son « Non mi dir… » (CD 3/7) Le Leporello de Vito Priante, l’Ottavio de Keneth Tarver (déjà dans l’enregistrement de Jacobs, il y a dix ans), le Masetto de Guido Loconsolo : tous les hommes sont dans le théâtre de l’instant, plus que dans la granda vocalità. Et le Commandeur a la profondeur des abysses infernaux. Pas de grandes voix mozartiennes inoubliables donc, mais des chanteurs humains – trop humains ?
Et puis il y a le choix de l’accompagnement subtil, des discrètes volutes d’un pianoforte qui vient apporter un contrepoint délicat… ou furieux. Une omniprésence, y compris au cœur des airs, qui ne plaira pas à tous. Mais il y a là une liberté musicale que l’on n’avait pas entendue depuis l’enregistrement des Noces de Figaro par René Jacobs – il y a déjà une douzaine d’années. Imposture ? Invention de l’improvisation ou bien commentaire musical qui serait celui de l’inconscient ? Musicalement, l’option se tient et nous tient, ajoutant une couleur, un fruité : encore un personnage de plus. Qui sait chanter avec suavité dans le « La ci darem la mano » (CD1/17) ou se faire volubile dans l’air d’un Leporello paniqué « Ah pietà… » (CD 2/32), mettant ainsi une distanciation espiègle nous empêchant de prendre ce moment au tragique, instillant un commentaire subtil particulièrement en situation. Là encore, certains vont clamer que Currentzis en prend trop à son aise. Je crois plutôt qu’ici, il est entièrement dans l’esprit de l’œuvre et de la création. On imagine Mozart dirigeant du pianoforte ces représentations où l’improvisation se love dans le cours de l’action, comme pour mieux la commenter, sur un autre plan. Le pianoforte devient le fou du roi, écho direct à cette réflexion du chef qui ouvre son passionnant entretien inclus dans le livret : « J’ai toujours pensé que Don Giovanni est un jeu de psychanalyse » Même si sa scène finale, impressionnante, est tout sauf un jeu : un enfer. Et la scène ultime après la mort de Don Juan, celle que Gustav Mahler supprimait lors de ses représentations à l’Opéra de Vienne, prend ici sa signification : les voilà tous passant de la stupéfaction, de la sidération, au soulagement.
Après le cauchemar, la joie ? Le dernier Harnoncourt réinventait la 5e Symphonie de Beethoven. Currentzis fait de même avec un opéra que l’on croyait connaître par cœur. Nous sortons de là bousculés, secoués, hors d’haleine. Terrifiés. Epuisés par cette œuvre au noir. Une interprétation in-quiète, implacable. Dérangeante – irremplaçable.
Currentzis, l’enfant terrible du classique sur medici.tv
Et un extrait ici…