En 1980, à l’invitation amicale du chef James Levine qui apprécie son joli timbre de basse, Itzhak Perlman accepte d’interpréter le rôle du Geôlier dans l’enregistrement de Tosca, avec Placido Domingo et Renata Scotto. À notre connaissance, cet épisode était jusqu’à présent l’unique exemple d’un violoniste se hasardant à délaisser les cordes de son instrument pour mettre à contribution celles de son larynx. Quatre décennies plus tard, Patricia Kopatchinskaja opère une reconversion similaire, mais sa démarche artistique révèle une ambition d’une tout autre ampleur.
À la faveur d’une tendinite qui l’a tenue éloignée de son violon durant l’année 2015, la virtuose moldave, aidée par la coach Esther de Bros, s’est en effet lancé le défi d’apprendre rien moins que l’exigeante partie vocale du Pierrot lunaire de Schoenberg, autrement dit d’apprivoiser ce parlé-chanté (Sprechgesang) opérant la fusion entre la chanson de cabaret et la déclamation dramatique, comme un pied de nez à la tradition interprétative du Lied germanique. Le rêve fou de Kopatchinskaja se nourrit d’une longue et intime fréquentation de la musique de Schoenberg, découverte dès l’âge de 13 ans lorsque, après avoir franchi le Rideau de fer pour étudier à l’Académie musicale de Vienne, « PatKop » avait eu la révélation de la modernité musicale occidentale. Par la suite, de son propre aveu, chaque fois qu’elle s’était retrouvée à interpréter l’œuvre en tant que violoniste, elle n’avait pu s’empêcher de doubler la chanteuse en pensée…
Cette familiarité saute aux oreilles dans chacune des « trois fois sept » (pour reprendre la formulation de Schoenberg) mélodies du Pierrot lunaire. La façon dont Patricia Kopatchinskaja empoigne cette partition et insuffle vie aux personnages du poète et de Pierrot mériterait à elle seule l’invention d’un néologisme : le Sprechgesanggespielt, parlé-chanté-joué. Son aisance confondante à pousser le curseur expressionniste plus loin qu’aucune autre chanteuse de Pierrot lunaire n’est pas loin de ringardiser les précédentes interprètes de l’œuvre – pourtant servie au disque par les voix illustres d’Anja Silja, Phyllis Bryn-Julson, Christine Schäfer, Helga Pilarczyk ou Yvonne Minton. (On attend avec impatience que Barbara Hannigan s’y colle…)
Enveloppée plus qu’accompagnée par un splendide ensemble chambriste dont Schoenberg insistait pour qu’il ne soit pas l’écrin de la vocaliste, la vocaliste devant au contraire s’y fondre tel un autre instrument, PatKop livre un portrait kaléidoscopique de la créature fantasque et inquiétante mise en vers en 1884 par Albert Giraud (1860-1929). Le cycle articulé en trois parties montre tour à tour Pierrot en amoureux transi, en dandy chlorotique, en pilleur de tombes, en blasphémateur, en farceur macabre, offrant à Colombine les fleurs pâles du clair de lune ou tourmentant le vieux Cassandre en se servant de son crâne comme d’un cendrier… Les musiciens et « la » Kopatchinskaja font leur miel de la beauté convulsive des poèmes, de l’imagerie symbolisto-surréaliste déployée par Giraud (hélas souvent atténuée dans la traduction allemande d’Otto von Hartleben). Une délicate valse de Chopin remâche son thème tel un crachat sanguinolent, la silhouette d’un gibet annonce une jouissance exquise, la Sainte Hostie est un cœur dégouttant, la bedaine d’un importun subit les assauts d’un archet de violoneux (pire : d’un altiste)… Dans l’univers nocturne et déliquescent de Giraud et Schoenberg, le rire est omniprésent mais il ne saurait être que mauvais, comme si un Ensor grimaçant tordait le cou au Pierrot de Watteau.
Entre le clown de Ça et le Joker, la chanteuse donne de « l’état d’esprit Pierrot » une traduction fascinante, excitante, effrayante – et inouïe. L’introduction de « Nacht », où les papillons noirs semblent surgir de la bouche-même de l’interprète, et la conclusion de « Gebet an Pierrot » dans une glossolalie hoquetante retranscrivant à merveille le « ressort cassé du rire [1] », sont quelques-uns des moments saisissants de cette version, sans équivalents dans les enregistrements qui occupaient jusqu’à présent notre panthéon personnel : Marianne Pousseur avec Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi), l’inattendue Barbara Sukowa avec Reinbert De Leeuw (Koch) et Erika Stiedry-Wagner dans l’enregistrement historique dirigé par le compositeur en 1951 (CBS).
Pour la prise de risque et le supplément d’âme que PatKop et ses partners in crime apportent à cette œuvre, mais aussi pour l’intelligence des compléments de programme (dans leurs prolongements et leurs contrastes avec Pierrot lunaire) et pour la réalisation éditoriale superlative (le livret illustré propose un historique des Pierrot ayant abouti à celui de Schoenberg, et quelques paroles éclairantes des interprètes montrant combien cette expérience constitue un jalon dans leur parcours artistique), cet album est une nouvelle pépite du label Alpha Classics.
Appassionato subito !
Pour écouter Patricia Kopatchinskaja parler de Pierrot lunaire, c’est ici !
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[1] Détail révélateur sur le travail de la violoniste-chanteuse : le poème de Giraud (« Supplique ») débute par les vers : « Ô Pierrot, le ressort du rire / Entre mes dents je l’ai cassé. » La traduction allemande supprime cette image, puisque le rire n’y est plus cassé mais « désappris »(« Pierrot, mein Lachen / Hab ich verlernt »). La façon dont Kopatchinskaja joue sur le mot « Lachen » à la toute fin de la mélodie semble révéler qu’elle a pris le soin de lire le texte original, et en a tiré l’idée interprétative que la traduction allemande seule n’aurait pas pu lui inspirer.
Patricia Kopatchinskaja (voix, violon)
Meesun Hong (violon & alto)
Júlia Gállego (flûte)
Reto Bieri (clarinette)
Marko Milencović (alto)
Thomas Kaufmann (violoncelle)
Joonas Ahonen (piano)
Arnold Schoenberg (1874-1955)
Pierrot Lunaire, op.21
Fantaisie pour violon et piano, op.47
6 Pièces pour piano, op.19
Johann Strauss II (1825-1899)
Valse de l’Empereur, op.437 (arr. Schoenberg)
Anton Webern (1883-1945)
4 Pièces pour violon et piano, op.
Fritz Kreisler (1875-1962)
Petite Marche viennoise
1 CD Alpha, 72’49’’ (avril 2021)
Enregistrement : décembre 2019
1 commentaire
C’est exactement cela ! Merci Pierre pour cette écoute et ces mots si justes. Cette version du Pierrot est comme une recréation. Schönberg vivant, drôle – évident.