Phryné de Saint-Saëns : « Tout est frivole sinon aimer »
Phryné : Florie Valiquette
Dicéphile : Thomas Dolié
Nicias : Cyrille Dubois
Lampito : Anaïs Constans
Cynalopex : François Rougier
Agoragine / Un héraut : Patrick Bolleire
Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Chœur du Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Saint-Saëns, Phryné
Opéra-comique en deux actes, livret de L. Augé de Lassus, version avec les récitatifs d’André Messager (1896). Livre CD, Palazetto Bru Zane, collection « Opéra français », 2022.
31e pépite de la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane, l’opéra-comique Phryné de Camille Saint-Saëns tient les promesses de redécouverte d’une œuvre ô combien séduisante, auréolée d’une distribution étourdissante. Défricheur de longue date, le Palazzetto n’a pas attendu le centenaire Saint-Saëns (2021) pour lever le voile sur Les Barbares, Proserpine, Le Timbre d’argent, La Princesse jaune, livres-cd produits depuis 2015.
Un opéra frivolement antique
Une genèse originale présiderait à la composition de Phryné … La toile dénudée de Gérôme, Phryné devant l’aéropage (1861), déclenchait peut-être l’écriture de cet opéra-comique. Elle aiguisait en tout cas la curiosité des publics. En 1893, la création triomphale de Phryné à l’Opéra-Comique divertit un large public autour la célèbre hétaïre Phryné, modèle des plus grands sculpteurs du IVe siècle avant J.-C., graciée par le plus haut degré de la magistrature grecque au titre de sa Beauté souveraine (d’après les sources historiques sur les quelle se bâtit la légende).
L’astuce des auteurs de l’opéra, contraints par la bienséance théâtrale, est de substituer une statue à la courtisane lorsqu’elle se dévoile au vieil archonte Dicéphile. Si le pouvoir n’est pas ici désacralisé, contrairement à La Belle Hélène, l’humour règne dans les situations et les récits dialogués du spirituel livret de L. Augé de Lassus. Car les six rôles s’organisent entre le clan des jeunes d’une part – Phryné, sa suivante et son amant – mobilisés par leur soif d’amour et de luxe, celui des anciens d’autre part – le présomptueux Dicéphile et ses deux acolytes – détenteurs du pouvoir et de l’argent. La narration s’articule en deux actes alertes, chacun placés sous les auspices d’une statue dont le dévoilement participe de la dramaturgie. Car chacune est modelée pour rendre hommage à un personnage de l’intrigue, bien vivant … et chantant ! La statue de l’archonte Dicéphile, édifiée au centre d’un carrefour d’Athènes, sera customisée par son neveu Nicias, se rebellant contre l’autoritarisme du tuteur qui le prive de son héritage (1er acte). Celle de la déesse Aphrodite, modelée sur les charmes de Phryné, se substitue à la courtisane dans la pénombre, afin de piéger Dicéphile ensorcelé, prêt à palper la chair convoitée. Confondu dans cette position, face à ceux qu’il moralisait, Dicéphile doit capituler.
En 2022, la séduction qu’offre cet opéra-comique se situe à mi-chemin entre le piquant des situations (pas si daté que cela) et l’interrogation sur l’esthétique du Beau. Le premier aspect est le fruit de l’indéniable complicité du compositeur avec son librettiste, archéologue de formation. Se coulant dans le moule de l’opéra-comique antiquisant (Galathée de V. Massé, Philémon et Baucis de Gounod), leur vis comica s’immisce dans les plis de l’intrique. La solennité de mise pour cette couleur temporelle (les fanfares initiales, les harpes du chœur « C’est Phryné ») est détournée par des effets discrètement comiques ou bien carrément de charge. Côté discrétion, le chœur de fête (1er acte) bascule humoristiquement vers une sorte de galop dont les percussions « antiques » (sistres) conduisent le tempo frénétique d’une cavalcade … qui n’est pas la Bacchanale de Samson. Côté charge, le final du 1er acte déchaine un ensemble et chœur désopilant, « On raconte Qu’un archonte », sans pour autant déboulonner le pouvoir antique de son piédestal. Calqué sur le motif rythmique de la rime (procédé familier aux ensembles, d’Adam aux contemporains Chabrier ou Lecocq), ce chœur confère une dynamique réjouissante au moment qui ridiculise Dicéphile.
Quant à l’esthétique du Beau, centrée sur la sexualisation du corps féminin, elle est transcendée par deux scènes qui outrepassent le côté voyeur de la peinture de Gérôme. L’une, la vision d’Aphrodite-Vénus se baignant, surgit du chant de Phryné (« Un soir j’errais sur le rivage »), nourri d’une onde sensuelle en crescendo orchestral. L’autre, le dévoilement de la statue d’Aphrodite (« C’est Phryné »), entretient l’ambiguïté troublante entre le corps exhibé et sa représentation en statuaire. P. Louÿs et C. Debussy s’en souviendront-ils dans leur cycle scénique des Chansons de Bilitis, à l’érotisme plus suggestif ?
Une partition virtuose, qui valorise tous les rôles
Dans la couleur de cette frivolité antique, la partition de Saint-Saëns file avec ardeur au fil de deux actes. Elle coule dans un seul élan récits (composés par André Messager), airs et ensembles avec fluidité, tant les introductions et interludes orchestraux tissent une ambiance adéquate, à l’instar de ses poèmes symphoniques. Magnifiée par les musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, l’introduction suave du 2e acte, celle du dévoilement de la statue d’Aphrodite avec chœur en coulisse sont des bulles poétiques. Grâce à l’entente instaurée par la direction orchestrale d’Hervé Niquet, l’auditeur perçoit une sorte d’émotion théâtrale qui pourrait se résumer au vers ici chanté : « tout est frivole, sinon aimer ».
La virtuosité de Saint-Saëns réside également dans la manière d’amalgamer des styles vocaux divers, en fonction de la situation, sans que l’écoute globale ne soit rebutée par l’éclectisme. C’est ici qu’intervient le talent des interprètes du CD, ceux-même qui participaient à son exhumation en version concertante, à Rouen en juillet 2021. Le style de la comédie lyrique contemporaine – Esclarmonde de Massenet – habite les duos des jeunes amoureux, Phryné (Florie Valiquette) et Nicias (Cyrille Dubois). Endossant le rôle créé par l’enchanteresse américaine, Sibyl Sanderson (future Thaïs en 1894), la soprano québécoise fait merveille. La ductilité et la brillance des aigus confèrent une présence indéniable à la courtisane, caractérisée par la flûte (selon la légende, Phryné était flûtiste et vendeuse de câpres !) lors du premier duo amoureux. Sensuelle dans l’air « Un soir j’errais sur le rivage » (2e acte), elle devient fière ou railleuse dans le duo de la séduction-duperie avec Dicéphile, pièce clé de la dramaturgie. Sa technique vocale s’affirme dans la caricature du rire féminin (« Le rire est la fleur de nos rêves »), dont quelques éclats évoquent ceux de Marguerite.
Son partenaire, le ténor C. Dubois, excelle dans le rôle de l’amoureux fébrile, fort de sa fréquentation optimale de l’opéra français, de Bizet à Hahn (voir nos comptes-rendus d’Achante et Céphise de Rameau, de L’île du rêve de R. Hahn). Son articulation soignée n’obère jamais la ligne vocale, dont les voyelles claires (i, é, u) sont modulées avec élégance, à l’instar d’une mélodie. En témoigne l’air « O ma Phryné, c’est trop peu que je t’aime », aux aigus filés dans un halo de cor solo.
Le style opéra-comique imprègne les autres rôles. Si Dicéphile n’est pas l’Athanaël de l’opéra Thaïs, la basse chantante Thomas Dolé excelle dans sa composition d’un notable présomptueux, tour à tour bonhomme, ridicule, enamouré. Sa vocalité glisse du prosaïsme – le duo avec son neveu recadré (1er acte), sur les pas de bassons goguenards qui le caractérisent – vers la suffisance dans l’air célèbre « L’homme n’est pas sans défaut » (2e acte). Un air que Lucien Fugère, créateur du rôle, dotait d’une consistance théâtrale acquise au gré d’une cinquantaine de créations à Favart. La servante esclave Lampito (Anaïs Constans) brille par sa participation efficace aux ensembles et par la rondeur vocale de l’ariette « C’est ici qu’habite Phryné ». Quant aux comparses du vieil archonte – le ténor François Rougier, la basse Patrick Bolleire – leur réparties se croisent plaisamment lors de l’arrestation du neveu Nicias, criblé de dettes (1er acte).
Le style « tragédie classique », emprunté par la déclamation du Héraut (Patrick Bolleire), surgit surtout du traitement choral, signé par l’éditeur scientifique de l’œuvre de J.-P. Rameau durant cette décennie. En particulier, l’euphonie ramiste ou gluckiste de la scène introductive, « Honneur et gloire à Dicéphile » (repris en scène ultime), est fort convaincante avec le Chœur du Concert Spirituel. Enfin, l’allusive mélopée antique nourrit l’invocation à Aphrodite, « ô reine de Cythère » (2e acte). Cette sobre déclamation modale, trio à l’unisson, révèle la quête savante qui anime le compositeur de la musique de scène d’Antigone, cette même année. C’est cependant l’humoristique traitement du chœur (plus haut signalé comme une charge) qui clôture l’opéra, décidément léger et joyeux.
Avant d’aborder l’Antiquité versus tragédie – des Barbares jusqu’à Hélène – Saint-Saëns prouve ici son talent d’entente scénique sur le terrain de la légèreté. Lorsque Phryné confie à son amoureux « Ma porte s’ouvre, complaisante », tout auditeur-auditrice ouvrira avec délices ses ouïes. Et pourra prolonger son plaisir par la lecture d’articles cultivés du livre-CD.