Livre – Lyra e Musa de Piero Mioli, ou comment la musique d’opéra raconte l’Histoire de l’Humanité
Professeur d’histoire de la musique au Conservatoire de Bologne, Piero Mioli est l’un des plus éminents musicologues italiens et il est l’auteur d’une imposante production en matière de monographies consacrées aux compositeurs et d’éditions de livrets, dont une récente somme en quatre volumes abordant l’histoire de l’opéra de ses origines au XXe siècle, en passant par le Classicisme et le Romantisme.
Ce dernier volume se distingue par une lecture très originale qui consiste à parcourir non pas l’histoire du genre lyrique mais l’Histoire de l’Humanité par le biais des titres opératiques. Comme l’auteur le rappelle lui-même dans son introduction, la parole, le chant, le son et le bruit sont nés en même temps que l’être humain, et la musique a toujours accompagné la vie de notre planète. Il s’agit donc d’investiguer comment l’histoire du monde se reflète dans le théâtre musical européen. Clio est la Muse de l’Histoire mais Lyra e Musa préfère s’adresser à toutes les Muses que représente justement la lyre, afin d’illustrer un genre, la musique, qui des Muses tire son étymologie : l’art des Muses…
Structuré en quatre grandes parties, cet ouvrage aborde donc l’Antiquité, Rome et le Moyen-Âge, la Renaissance et le Baroque, et la Modernité. Il s’articule en vingt-quatre chapitres et cent vingt paragraphes qui ont le mérite d’accompagner le lecteur au cœur d’une complexe architecture qui se veut quelque peu auto-ironique aussi.
Par Antiquité, on entend également la Préhistoire, voire le Cosmos, et c’est ainsi que l’on commence par Wagner et sa tétralogie, les dieux du Walhalla des légendes germaniques qui s’ouvrent d’emblée aux mythes grecs et à d’autres contrées bien plus reculées, du moins pour le lecteur occidental, celles du palais d’une chimérique Turandot du temps des fables. Il serait vain, d’ailleurs, d’énumérer le nombre incalculable de titres que contemple Lyra e Musa, très consciencieusement répertoriés dans l’index en fin de volume (pages 645-669). Des figures récurrentes s’en détachent néanmoins dès les premières pages, le plus souvent des couples, tels Orphée et Eurydice – sans doute pas un hasard, s’agissant du récit fondateur du genre opératique lui-même – qui se singularisent face aux dieux de l’Olympe, Jupiter, Apollon et d’autres Hercule. Ainsi des Atrides et de la guerre de Troie – Pâris et Hélène, Priam et Hécube – et de son lot de revenants – Ulysse et Pénélope, Énée et Didon –, les guerriers vainqueurs, ce nostoi dont Idoménée n’est sans doute pas le moins illustre. Médée et Jason, Œdipe et Antigone, Alceste et Admète, Arianne et Bacchus, puis un triangle : Phèdre, Hippolyte et Thésée. L’opéra et le théâtre n’ont sans doute jamais été si imbriqués. La narration biblique prend le relais, donnant vie à d’autres portraits saisissants (Noé, Job, Jephté, Samson, Judith, Déborah, Saül, David, Salomon), surtout grâce à l’oratorio, mais pas seulement. Elle jette aussi un pont vers l’Eurasie (Nabuchodonosor et Sémiramis) jusqu’à Alexandre, en passant par Thémistocle et Alcibiade, et à Polyeucte martyr, et s’étend à la Gaule romaine (Norma).
C’est sans doute avec Rome que le volume entre véritablement dans l’Histoire, franchissant cette limite où le récit historique se mélange encore trop souvent à la légende. Du moins pour ce qui est des personnalités représentées. Rome et sa cohorte de mythes fondateurs (les Horaces, Camille, Clélie, Virginie, Lucrèce), puis ses vainqueurs (Sylla, Caton d’Utique, Jules César) et ses vaincus (Hannibal, Mithridate, Arminius). La Rome des guerres civiles (Antoine et Cléopâtre), des empereurs et de leur entourage (Germanicus, Agrippine, Néron, Titus et Bérénice, Trajan, Hadrien, Aurélien), s’acheminant vers sa fin (Ætius et Attila, Bélisaire). La matière de Bretagne (le roi Arthur, Tristan et Yseult, Perceval, puis Lohengrin) et le cycle carolingien (Roland, Angélique, Roger, Alcine), ce dernier principalement véhiculé par les poèmes de la Renaissance italienne de Boiardo et de l’Arioste. De même que l’épopée du Tasse donne une seconde vie aux héros de la Première Croisade : Renaud et Armide, Tancrède et Clorinde. Encore des couples, comme pour les victimes des passions amoureuses du XIIIe siècle italien : Françoise de Rimini et Paolo Malatesta, Juliette et Roméo. De l’Écosse du XIe siècle (Macbeth) à l’Espagne du XIIe (le Cid), de Rome (Cola di Rienzo), Gênes (Simon Boccanegra), Venise (Marino Faliero) à la Suisse (Guillaume Tell) du XIIIe, les grandes fresques du Moyen-Âge européen (les Vêpres siciliennes, le siège de Calais) nourrissent d’abord la littérature, ensuite l’opéra romantiques qui se peuplent de bien d’autres silhouettes très évocatrices (Pia, Beatrice, Imelda, Gemma, Imogene, Parisina).
De la Renaissance au Baroque et aux Lumières, la période moderne s’étale de l’apogée de Venise (les Foscari, père et fils, la reine de Chypre) à la conquête ottomane (Mahomet II), de la Guerre de Cent Ans (Jeanne d’Arc) à la Guerre des Deux Roses, pour se fixer à son tour sur les grands navigateurs (Christophe Colomb et Fernand Cortez) et sur la conquête du Nouveau Monde (Moctezuma et Alzire). Les événements d’Espagne (Hernani, Don Carlos), d’Angleterre et d’Écosse (Henri VIII et Anna Boleyn, leur fille Élisabeth et Marie Stuart), de Ferrare (Lucrèce Borgia) et de Florence (Lorenzaccio), de France (François Ier) et de Suède (Gustave III), puis quelques portraits d’artiste (Bellini, le Tasse), voient également l’essor des mythes modernes : Faust (et Méphistophélès), don Juan, don Quichotte. De Cromwell à Pierre le Grand, nous voilà à la veille de la Révolution.
André Chénier, Danton et Charlotte Cordey ouvrent le chemin de la Modernité, à savoir de l’histoire contemporaine, jusqu’à l’épopée napoléonienne et à la Restauration (le voyage à Reims), puis jusqu’à un XXe siècle qui propose à son tour ses propres icônes (Einstein, Marylin, Nixon).
De nombreux tableaux chronologiques viennent en aide, afin de faciliter la complémentarité entre le temps de l’opéra et le temps de l’Histoire. Une bibliographie essentielle complète un ouvrage fort utile qui intéressera l’amateur d’opéra, le passionné d’Histoire et d’histoires, ou tout simplement l’honnête homme. À lire sans modération, pourquoi pas à la belle saison…
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Piero Mioli, Lyra e Musa. Come la musica d’opera racconta la storia del mondo, Bologna, Pendragon, 2023, 672 pages (€ 35, en italien).