Fanny Lustaud, mezzo-soprano
Marie-Suzanne de Loye, viole de gambe
Vanda
Opéra de chambre. Lionel Ginoux, composition et électronique. Jean-Pierre Siméon, texte.
1 CD avec un livret, distribution Nervure Production, octobre 2024
La poésie de Jean-Pierre Siméon transposée musicalement par Lionel Ginoux
Ce disque se présente dès l’abord comme un objet jaune ocre, deux jeunes filles de dos regardant ce qu’on soupçonne être une abbaye. Son titre laisse entendre qu’il s’agit d’une opéra, mais à l’intérieur, rien ne ressemble à un livret expliquant l’histoire ; simplement des poèmes. Il faut donc reconstituer l’histoire de cet opéra annoncé dans la suite des chants. Ou se procurer le recueil du poète mis en musique, Jean-Pierre Siméon, Le Testament de Vanda. Il n’y a aucune indication des co-produteurs de l’opéra (l’Abbaye de Fontevraud, les Opéras de Reims et d’Avignon), de la mise en scène et de la logique scénique de 2016. Les auteurs ont donc tourné la page et l’auditeur se trouve face à un ouvrage purement mélopoétique produit en 2024.
Le langage poétique est une prose assez fluide, répartie en ce qu’on pourrait appeler des vers libres :
comme j’aime le vent Belette
tu aimeras le vent comme
je l’ai aimé
le vent il n’y a rien à comprendre
il faut être dedans (…) [début du 1er poème]
Ces douze poèmes forment une longue confession, celle de Vanda – qui va se pendre – à sa fille, Belette, qui dort. (1) Dans le premier poème, la narratrice fait l’éloge du vent ; arrive Ivo-la-bourrasque, avec qui elle vit une histoire d’amour qui finit par la pendaison d’Ivo. (2) Le monde est noir car « ils m’ont mordue au plus profond », mais de qui s’agit-il ? (3) La narratrice, Vanda, ne donne pas de nom de famille à Belette : elle veut abolir une mémoire « qui pue la crasse ». (4) Vanda entre en prison, elle décrit la fouille d’entrée. (5) On apprend qu’elle a été violée par « le gros le sec le chauve » ; mais il y a eu l’amour d’Ivo. (6) Pour vivre, elle vole ; elle est étrangère ; elle fait l’éloge des chaussures, qui protègent et permettent de fuir. (7) Les yeux d’Ivo étaient d’un « bleu de rivière mais d’une rivière du soir » ; le malheur (« leur notre guerre »), c’est qu’on a « arraché les yeux et les couilles » à Ivo, et que Belette est née des trois violeurs. (8) Vanda lui offre un caillou, une sorte de souvenir qui « a marché et dormi avec nous », c’est une mémoire « muette ». (9) La tragédie n’est pas terminée. Le père de Vanda, décrit comme un sage « qui-ne-fait-rien » au milieu du tourment de la vie et de la guerre, meurt d’une « balle de hasard ». (10) Sa mère n’a plus assez de larmes pour pleurer « la mort du père le viol de la fille la tuerie d’Ivo ». (11) Survient une anti-prière adressée à Dieu, auquel Vanda croit, et qu’elle hait. (12) Ce caillou et cette confession, c’est pour dire adieu à Belette ; car Vanda va se pendre. Elle souhaite à sa fille d’aimer.
La musique, modalo-tonale, n’est pas de plus grand avant-gardisme, mais d’une bonne facture « néo », aux harmonies classiques non dénuées d’invention, comme on en connaît d’innombrables dans les théâtres musicaux. Elle commence par de l’électronique puis un solo de viole (une basse de viole à sept cordes), qui poursuit sous une péroraison recto tono de la mezzo, en forme de lamento. La musique ajoute un lyrisme et un pathos qui ne sont pas dans le poème – nous ne rejoignons pas l’avis du poète sur ce point, pour qui la transposition a été idéale ; le style poétique, à la fois intimiste et détaché, moderne, se transforme en une pâte sonore plus ampoulée. Il faut reconnaître que ce nouveau degré de signification, qu’on l’apprécie ou non, est cohérent et efficace ; l’écriture instrumentale est intelligente et variée.
Le style vocal cherche aussi des couleurs opposées. Dans ce registre, la voix est alerte et hâchée, alors qu’un motif-timbre doux à l’électronique se répète à l’envi, comme une berceuse zébrée de traces plus rêches à la viole de gambe – dans la pièce (4). La voix aime volontiers parler (8) (10) pour accentuer l’effet dramatique. L’électronique varie les ambiances : le bruit d’un disque vinyle, un figuralisme d’eau qui tombe de stalactites, de frêles sifflements du vent, une berceuse répétitive aux sonorités gambistes baroques. Le passage électronique entre l’expression sèche et désolée de la mère (10) et l’anti-prière (11) est soit raté, soit grossier. On sort de l’émotion pour sombrer dans une mécanique « électro », en contraste également avec le recto tono. Le dernier « air » est très étiré en forme de lamentation finale, un peu hésitante, et fragile, la viole ralisant quelques dissonances choisies.
Ce bric-à-brac de styles et d’influences pourrait paraître hétéroclite s’il n’est traité, comme savent le faire les compositeurs actuels, avec art, débouchant sur une synthèse parfois inspirée (Gérard Pesson, Alain Berlaud, Ana Sokolović, etc.), ce que j’appellerais le nouveau classicisme contemporain. Sans s’élever à ce niveau, outre les évidentes et inégales qualités de la composition signée Lionel Ginoux, dans l’ensemble assez banale, il faut reconnaître la puissance dramatique, sobre et retenue du poète Jean-Pierre Siméon. C’est certainement le plus grand talent de Lionel Ginoux : choisir et adapter un texte pour la scène. La gambiste Marie-Suzanne de Loye maîtrise très bien les différentes sonorités demandées dans cette pièce. Mention spéciale à la voix de Fanny Lustaud, d’une parfaite diction et d’une belle couleur, sans faille ; elle sait aussi bien rendre les méandres mélodiques, certes peu virtuoses, que la délicate et intense authenticité des passages parlés, dans lesquels elle est poignante. La prise de son (Recording studio de Marseille, Christophe Boin), d’une belle qualité de bout en bout, sert l’ensemble du projet.