Quatre femmes, deux tessitures, pour quatre cantates bouleversantes autour de la figure de Lucrèce, une femme violée. Jérôme Correas a eu l’excellente idée de composer ce programme à partir des quatre seules œuvres imaginées autour de la figure de Lucrèce, avant que Benjamin Britten ne s’en saisisse dans son opéra Le viol de Lucrèce en 1946.
C’est d’ailleurs étrange que seuls ces quatre compositeurs aient plongé leur plume dans les plaies amères de la belle Lucrèce. À lire le passionnant livre d’Henri de Riedmatten autour du suicide de Lucrèce à travers les peintres de la Renaissance[1], on en vient à penser que ce sujet si souvent traité aurait dû avoir une plus large place dans la musique baroque. Tout y invite : le sujet antique, sa violence mêlée de sensualité – son actualité également. Car voici la bande-son des VSS d’aujourd’hui : combien de Lucrèce contemporaines subissent ces mêmes Violences Sexistes et Sexuelles ?
La parole est à la femme, à l’outragée, Lucrèce, violée par Sextus, le fils de Tarquin, roi de ces Étrusques qui occupent alors Rome. Cet évènement intime est aussi politique, puisque l’affaire aboutit à l’indépendance de l’Urbs en 509, une fois les envahisseurs chassés. Et Lucrèce devint, depuis Tite-Live, le symbole de toute révolte contre un régime tyrannique, patriarcal, machiste mais aussi politique.
Publiée en 1728, la cantate ouvrant le disque[2] est due à Pignolet de Monteclair : « Reviens, rends-moi mon honneur » (2) chante, exsangue, celle qui chante ensuite son corps violé avec des accents déchirants (4) et ne peut trouver son triomphe que dans la mort brutale qu’elle se donne après le crime (7). Sandrine Piau place la barre d’interprétation très haut par sa vocalità comme par son incarnation. Qu’importe, chacune des trois autres grandes dames du chant nous emporte également vers des sommets d’émotion.
La rage dramatique d’Amel Brahim-Djelloul fait frémir dans la cantate de Scarlatti, antérieure puisque de 1688, qui ne laisse aucun répit. Son « Barbare tu as vaincu », commencé dans la colère, se referme dans un soupir résigné. Lorsqu’avec urgence elle saisit l’épée pour mettre fin à ses jours, voilà qu’elle s’arrête, suspend le temps : « mais, que feras-tu mon cœur ? » (13), mots qui font retour par trois fois, relançant le doute avant l’acte fatal et nous tenant interdit devant une note tenue portée par un souffle infini : moment de pure grâce, avant « Je défaille, je tombe, je meurs, j’expire. Adieu ! » (15), terrible de douceur résignée.
Partout, l’accompagnement instrumental exalte la tragédie vécue, souligne ou apaise, via clavecin, orgue positif, luth, guitare et cinq cordes frottées. Il est heureux de pouvoir les entendre seuls dans un concerto a cinque de Marcello qui intervient en entr’acte avec de magnifiques couleurs et rebonds.
Puis, avec Händel, la forme pourrait sembler affadir le discours. Récitatif et airs alternent dans cette partition italienne de 1706. La dramatisation exacerbée de l’écriture de Scarlatti n’est plus de mise. C’est un autre monde musical, une tout autre esthétique, où le beau chant semble l’emporter sur la violence du sentiment. La voix de Karine Deshayes nous émeut avec son « Gia superbo del mio affanno » (21) avant de nous couper le souffle lorsqu’elle souhaite que « le sol s’ouvre sous les pieds de ce romain impie », avec une stupéfiante avalanche de vocalises (23 et 24). Et le récit douloureux se referme, une nouvelle fois, sur la mort de la femme blessée, qui ici, se fait douce avant d’éclater en vengeance fantasmée.
Le récitatif de la cantate de Marcello, d’un fort dramatisme, raconte l’infortune de Lucrèce, « soleil de la vertu de Rome » et annonce sa prise de parole d’où la rage n’est pas absente « Barbare, tu as gagné !… Tu as tué l’honneur de Lucrèce. Mais où iras-tu, cruel pour fuir ma vengeance ? » (29 à 31) La voix ductile de Lucile Richardot joue de la colère, de la douceur, de la sensualité morbide, jusqu’à une mort sur le souffle, encore plus ineffable que celle imaginée par Scarlatti.
Quatre tableaux musicaux, quatre ambiances, quatre portraits pour un enregistrement magistral. Indispensable !
[1] Henri de Riedmatten, Le suicide de Lucrèce – Eros et politique à la Renaissance (Actes Sud, 2022)
[2] Victoire Bunel en avait déjà offert une très belle interprétation dans un concert donné avec l’ensemble Il Caravaggio en mai 2022, proposé par la suite en CD (Château de Versailles Spectacles) en juin 2023.