Anna Reinhold, mezzo-soprano
Alexis Kossenko, flûte
Emmanuel Olivier, piano
et le concours de Sabine Devieilhe (soprano), de Magali Mosnier (flûte) pour deux œuvres
Oeuvres d’Albert Roussel, André Caplet, Charles Koechlin, Claude Debussy, Georges Hüe, Jacques Ibert, Maurice Delage, Maurice Emmanuel, Maurice Ravel, Philippe Gaubert
CD Aparté AP227 (mars 2020)
Un programme original servi par une interprétation raffinée, subtile, empreinte de poésie…
Un APPASSIONATO amplement mérité !
Du symbolisme au paganisme, les sortilèges mêlés de chant et de flûte
L’intimité vocale et chambriste au prisme du symbolisme païen
Une sélection pertinente autant qu’originale préside à cet album de mélodies et de pièces chambristes de la Belle Époque. Autour de 1900, dans l’espace francophone, le mouvement symboliste oscille entre une atemporalité de mise et une Antiquité fantasmée au moment où la géopolitique occidentale se recentre sur la Méditerranée. L’autre source d’inspiration, aussi féconde, s’oriente vers le paganisme d’Orient, tout aussi fantasmé depuis les conquêtes coloniales. Les artistes contribuent largement à « réinventer » les sortilèges de chacune de ces civilisations pour féconder leur présent. L’Antiquité gréco-latine est célébrée depuis le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy jusqu’au ballet Daphnis et Chloé de Ravel, tandis que l’univers de Shéhérazade est célébré, tant par les Ballets russes que par le cycle vocal de Ravel. Ce CD fait le choix pertinent de rassembler les œuvres peu connues de ce courant, opus intimes de musique de chambre germant au pied du massif symphonique et scénique. Ces œuvres ont en commun la faculté d’évoquer avec raffinement des impressions fugitives et changeantes, à l’instar de l’art poétique de Mallarmé – « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit. »
Dans cette optique, le choix des poésies s’avère probablement le plus déterminant et nous projette dans les salons parisiens 1900 de mécènes avisées, telles Marguerite de Saint-Marceaux (dédicataire de la mélodie La flûte enchantée de Ravel) ou la princesse de Polignac. On savoure le cheminement qui conduit du Victor Hugo de la Flûte invisible (poème déjà adapté en trio par C. Saint-Saëns) aux poésies contemporaines des mélodistes, celles symbolistes d’Albert Samain et d’André Lebey, tous deux auteurs d’un Soir païen, mais aussi de Rémy Belleau, Tristan Klingsor, Victor Segalen, etc.
Les compositeurs de cette mouvance ne se côtoient pas seulement sur la plaquette du CD. Claude Debussy et André Caplet étaient intimes, Maurice Ravel et Charles Koechlin cofondaient la Société Musicale Indépendante en 1909, Philippe Gaubert dirigeait leurs créations scéniques à l’Opéra tout en enseignant la flûte au Conservatoire de Paris. Enfin, Roussel et Delage, ayant ponctuellement séjourné en Inde avant la Grande Guerre, s’inspiraient de la modalité et des rythmiques d’Extrême-Orient.
la nymphe et le dieu Pan
Choisir la voix et la flûte en sus du piano, c’est convoquer la nymphe et le dieu Pan, satyre grec ou bien faune romain des bergers. Cependant, les géométries variables de la formation chambriste (solo, duo, trio) ménagent des compagnonnages inhabituels. Ce sont les mêmes sortilèges et arabesques (chant et flûte) qui s’entrelacent (Roussel, Deux poèmes de Ronsard) ou bien qui s’enroulent autour du piano, ou encore le seul souffle flûtistique qui porte Syrinx de Debussy. Restitué en situation, Syrinx est le fragment d’une musique de scène pour le drame mimé de Gabriel Mourey (Psyché), déroulant les vers voluptueux (parlés) de la naïade «[je] livre mon corps/ à la force ondoyante et rythmique des choses ». Ils évoquent irrésistiblement l’érotisme des Chansons de Bilitis de P. Louÿs (1903) en musique de scène (à écouter dans l’album Debussy, Musiques de scène par l’ensemble Magadis, label Brillant Classics). Cette syrinx, flûte de roseaux assemblés incarnant la mythologie grecque depuis Homère jusqu’aux vases antiques, ou encore la flûte orientale hantent plusieurs poèmes chantés de manière explicite. L’effet littéral de cette présence s’affiche toutefois avec un certain mystère en prélude et interludes instrumentaux d’Une flûte invisible de Caplet, avec sensualité dans la sublime ritournelle (pimentée du triton) de La flûte enchantée de Ravel (on connaît davantage sa version originale pour orchestre, au sein du cycle Shéhérazade). Le figuralisme est également exploré dans Le soir païen de Gaubert qui croise astucieusement les tessitures du chant et de l’instrument à vent. Dans Le soir païen de Georges Hüe, « une flûte prélude au fond du bois », puis noue avec le chant une alchimie sensuelle qui trouble l’individuation des timbres. Cette dernière mélodie est d’ailleurs le point d’orgue judicieusement choisi en épilogue du CD.
Du pastoralisme grec, la vision de l’aulos (aérophone à 2 tuyaux) surgit de l’inventive Sonate de C. Koechlin pour deux flûtes jumelles. Celles-ci résonnent soit en responsa, soit en contrepoint magistral (Koechlin tutoyait l’œuvre de J.-S. Bach), avec le concours de la flûtiste Magali Mosnier au grave charnu (soliste du Philharmonique de Radio-France). De l’aulos antique à La Cigale, « doucette voix [qui fait] tressaillir les monts » (Trois Odelettes anacréontiques de M. Emmanuel), le pas est vite franchi par le trio à nouveau complice. La sobriété du corpus s’efface ici au profit d’une légèreté virtuose ou bien de brèves turbulences qui épousent les évocations bachiques d’Anacréon. L’auditeur appréciera l’élégante valse (À la rose) qui tempère ce triptyque.
De subtils paysages intérieurs
Sans le recours au figuralisme, d’autres œuvres n’en sont pas moins captivantes par leur camaïeu de nuances et de couleurs. Les trois interprètes au lyrisme raffiné sont capables d’offrir une sorte de paysage intérieur pour des miniatures à la manière nuancée du dernier Gabriel Fauré (cycle La Bonne chanson). Dès lors, la retenue pondérée du pianiste Emmanuel Olivier devient un écrin harmonique privilégié tant pour la voix naturelle et flexible d’Anna Reinhold, que pour la fluidité du flûtiste Alexis Kossenko. Ces deux artistes, plus souvent remarqués dans leurs excellentes productions baroques – Anna Reinhold et l’ensemble Il Caravaggio, Alexis Kossenko, à la direction de l’orchestre Les Ambassadeurs, aux talents donc multiples – ajoutent une corde vibrante à leur lyre. Au gré de ces paysages poétiques, la mezzo-soprano magnifie son art du récitatif baroque français (exercé dans les tragédies de Charpentier ou de Rameau de sa riche discographie) qu’elle transfère à la manière d’une Mélisande vers les Deux stèles orientées de J. Ibert ou vers l’insolite Nénuphar de Koechlin (cycle Poèmes d’automne). Pour les premières citées, « une voix pure et chantant goutte à goutte » distille les vers de Victor Segalen intelligemment prosodiés ; pour l’autre, les parfums mystiques affleurent sous le registre grave de mezzo, sans ostentation. Quant au flûtiste, il délaisse ici le traverso en bois de ses enregistrements concertants (C.P.E. Bach pour le label Alpha) pour la flûte historique du facteur Louis Lot (1880). La richesse de timbre d’une Lot confère une homogénéité équilibrée au regard de sa comparse chanteuse. Elle personnalise également le dialogue avec le piano Erard 1902 lors des portraits pittoresques de Joueurs de flûte de Roussel (à quelques écarts de justesse près dans les crescendi).
Néanmoins, la palme de l’originalité réside sans doute dans les œuvres où le contrepoint recentre notre écoute sur chaque timbre, au profit d’une ligne de fuite remplie de suspensions … Sous les notes de M. Delage, l’Hommage à Albert Roussel creuse le sillage subtil de la musique traditionnelle hindoue pour valoriser le maître qui fut officier de marine en Inde (cet Hommage renvoie au subtil 7/8 de Krishna, un des quatre portraits des Joueurs de flûte). Sous la poésie traduite de Rabindranath Tagore (poète indien, Prix Nobel en 1913) et la mise en musique de Caplet, Écoute mon cœur dissocie habilement les élans des deux « souffleurs » pour mieux les relier par tuilage. Enfin, le concours de la soprano Sabine Devieilhe pour les Deux poèmes de Ronsard magnifie l’usage insolite du contrepoint dont Roussel est adepte. Ce n’est plus l’alliance ambiguë des timbres qui affleure mais plutôt leur complémentarité dans la première mélodie (Rossignol mon mignon), le miroitement de l’un vers l’autre lors de la seconde (Ciel, aers et vents) via la couleur cristalline unique de la soprano.
Dans cet album, signalons les textes de qualité qui livrent d’excellentes pistes poétiques et musicologiques, en sus des poèmes chantés. N’omettons pas l’émouvant hommage à Jean-Claude Malgoire que signent les interprètes, orphelins du pater qui les a conduits à l’orée de leur carrière.
En résumé, l’éventail si raffiné de ce trio de charmes – au sens propre et figuré – ensorcellera vos soirées estivales si longues cet été 2020 … d’ « Un air tour à tour langoureux et frivole » (mélodie La Flûte enchantée).