VÉRONIQUE GENS, Nuits
Shuichi Okada & Pablo Schatzman, violons
Léa Hennino, alto
Pauline Buet, violoncelle
David Violi, piano
I Giardini
Mélodies de Guillaume Lekeu, Gabriel Fauré, Hector Berlioz, Fernand de la Tombelle, Jules Massenet, Camille Saint-Saëns, Ernest Chausson, Franz Liszt, Gabriel Fauré, Charles-Marie Widor, Marcel Louiguy, André Messager et Reynaldo Hahn
1 CD Alpha Classics, 2020
Tendre est la nuit…
Il y a un an à peine, le centre Pompidou-Metz proposait à ses visiteurs une passionnante exposition thématique intitulée Peindre la nuit. Véronique Gens en offre aujourd’hui le pendant musical avec ce récital sobrement intitulé Nuits, enregistré à la Philharmonie de Liège en août 2019 et donné dans la foulée à Venise pour célébrer le 10ème anniversaire du Centre de musique romantique française.
Pour cette quatrième coopération avec le label Alpha Classics, Véronique Gens s’est entourée du talent du musicologue Alexandre Dratwicki et de l’ensemble I Giardini afin de composer un programme de mélodies qui, de Berlioz à Louis Guglielmi, couvre un large siècle de musique française.
La lecture du livret qui accompagne le récital ne fait que confirmer ce que l’on ressent à l’écoute de ce programme : il ne s’agit pas d’un énième disque carte-de-visite (Véronique Gens n’est plus à présenter) enchainant des morceaux rabâchés mais d’une rigoureuse construction qui s’attache à explorer, de l’heure où passe le marchand de sable aux premières lueurs de l’aube, toutes les nuances du noir de la nuit.
C’est aussi un disque où les mots ont autant de poids que la musique : les textes des mélodies portent en effet les signatures de grands auteurs (Théophile Gautier, le poète allemand Heine, Paul Verlaine, Sacha Guitry). Au service de ces beaux textes, Véronique Gens est à même de faire valoir ses incomparables talents de conteuse et relève le pari de donner à voir autant qu’à entendre la « Nuit d’Espagne » de Massenet ou le marivaudage de la mélodie de Messager « J’ai deux amants ». Une technique rigoureuse et la maîtrise de toute une tradition du chant français permettent aussi à la chanteuse d’être toujours parfaitement compréhensible : le texte des Trois poèmes de Lekeu regorge d’assonances en « on », « ou », « an » et « eu » qui sont de véritables chausse-trappes pour tous les chanteurs non francophones mais dont Véronique Gens se rit avec une aisance confondante. Les liaisons – ô combien importantes – font l’objet de la même scrupuleuse diction : combien de chanteuses auraient savonné celle du vers « Mes yeux auront des charmes délicieux » dans la « Dernière valse » de Reynaldo Hahn ?
Si le Verbe est à l’honneur, c’est cependant bien la Musique qui conserve la vedette tout au long des quatorze plages de ce disque grâce notamment aux subtils arrangements qu’Alexandre Dratwicki a composés pour étoffer l’accompagnement de mélodies habituellement soutenues par le seul piano. Ici, la voix de Véronique Gens a pour écrin un quintette pour cordes et piano auquel les instrumentistes de I Giardini prêtent leur allant et leur exquise maitrise de l’esthétique romantique.
Chaque morceau offre à la chanteuse et aux musiciens l’occasion d’explorer une facette différente du diamant noir de la nuit. Étirée comme une berceuse, la mélodie « Nocturne » de Lekeu ouvre le récital sur des pianissimi aériens avant que la voix de Véronique Gens ne trouve des accents plus théâtraux pour interpréter « L’île inconnue » de Berlioz, nous laissant augurer au passage quelle Didon elle pourrait être sur une scène d’opéra ! Si l’Orientale de Fernand de la Tombelle plonge l’auditeur dans le sommeil languide d’une nuit au harem, Massenet en prend immédiatement le contrepied et c’est un bonheur que de s’abandonner aux arpèges canailles et au rythme syncopé de Nuit d’Espagne. Lorsqu’elle aborde Fauré, Véronique Gens pare sa voix d’une esthétique fin-de-siècle et délivre de longues notes filées qui contrastent avec l’élégant cover de La vie en rose qu’elle propose en fin de récital. En tirant cette rengaine 1000 fois entendue vers l’univers de Francis Poulenc, elle en extirpe la gouaille que savait y mettre Edith Piaf et propose un portrait de femme inédit, plus retenue et plus mondaine que la Môme.
On aurait tort cependant de prendre trop au sérieux l’art de Véronique Gens : lorsqu’elle interprète le délicieux texte de Sacha Guitry « J’ai deux amants » mis en musique par Messager, elle sait trouver des accents offenbachiens et boulevardiers pour dénoncer la bêtise des hommes et faire l’éloge du ménage à trois.
Au cœur de ce disque, la Lugubre gondole de Franz Liszt fait sublimement dialoguer le piano et le violoncelle des deux fondateurs de l’ensemble I Giardini, David Violi et Pauline Buet. C’est un bijou que cette mélodie angoissante que le violoncelle hante comme un fantôme et auquel répond le clapotis du piano, comme les eaux mortes de la lagune vénitienne.
Il revient à La Dernière valse de Reynaldo Hahn de clore ce récital : le timbre de la chanteuse y épouse le tourbillon de la musique teintée de la même mélancolie que celle qui s’empare du dormeur lorsqu’il s’éveille d’une nuit remplie de songes. Mélancolique, l’auditeur ne le reste cependant pas longtemps : la voix de Véronique Gens résonne encore à son oreille qu’il éprouve déjà la réconfortante confirmation que l’art de Régine Crespin ne s’est pas entièrement perdu.