Otello Jonas Kaufmann
Desdemona Federica Lombardi
Jago Carlos Álvarez
Emilia Virginie Verrez
Cassio Liparit Avetisyan
Roderigo Carlo Bosi
Lodovico Riccardo Fassi
Montano Fabrizio Beggi
Un araldo Gian Paolo Fiocchi
Orchestre et choeur de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, dir. Antonio Pappano
Otello
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret d’Arrigo Boito d’après William Shakespeare, créé au Teatro alla Scala de Milan, le 5 février 1887.
2 CD SONY, 2020 (enregistré en juin/juillet 2019)
L'OTELLO de Kaufmann : le colosse aux pieds d'argile
La parution d’une nouvelle intégrale d’opéra en studio constitue toujours un véritable événement tant les maisons de disques osant se lancer dans l’aventure sont devenues rares, surtout pour le grand répertoire du XIXe siècle. Aussi ce nouvel Otello, gravé deux ans après la prise de rôle de Jonas Kaufmann à Covent Garden, était-il particulièrement attendu, d’autant que la même équipe ou presque (mêmes orchestre, choeurs, chef et ténor) avait gravé une Aïda extrêmement réussie en 2015 pour Warner.
Cet Otello se situe-t-il sur les mêmes cimes ? Pas tout à fait, même si cette version reste hautement recommandable… Certes, la prestation de l’orchestre et du chœur de l’Accadmia Nazionale di Santa Cecilia est stupéfiante de virtuosité et de dramatisme, et la lecture d’Antonio Pappano confirme les grandes affinités du chef avec ce répertoire. Sous sa direction enflammée, le diamant noir de l’œuvre verdien distille son dramatisme vénéneux et mortifère avec une efficacité redoutable. La spectaculaire tempête du premier acte semble bander un arc dont la flèche, lancée avec une force et une sauvagerie extraordinaires, trace une implacable trajectoire vers la catastrophe finale. Extrêmement contrastée, puissamment dramatique, la direction de Pappano ménage d’ineffables moments de poésie, joyeuse (le chœur « Fuoco di gioia ») ou lyrique (l’introduction du duo d’amour, la prière de Desdemona) venant ponctuer la terrible course à l’abîme orchestrée par Iago.
De la solide équipe de comprimarii se distinguent notamment l’Emilia bien chantante (c’est loin d’être toujours le cas !) de Virginie Verrez et le Cassio du jeune ténor arménien Liparit Avetisyan à la voix fraîche, au chant noble, stylé, sensible. Un artiste prometteur…
Carlos Álvarez (Iago) parvient à distiller l’effroi par des moyens purement musicaux et une interprétation sobre mais glaçante, dénuée de tout histrionisme. Le choix, pour Desdemona, de Federica Lombardi, une jeune chanteuse s’illustrant principalement dans le répertoire mozartien (elle aurait dû chanter Desdémone à la Deutsche Oper de Berlin en mars-avril derniers, dans ce qui s’apparentait à une belle opération de marketing !) surprend un peu : Anja Harteros, partenaire habituelle de Jonas Kaufmann et au demeurant extraordinaire Desdémone – les spectateurs du concert du Théâtre des Champs Élysées en 2010 s’en souviendront longtemps ! – n’était-elle pas disponible ? Y a-t-il un problème de contrat? Une volonté d’imposer une jeune chanteuse encore peu connue afin d’accroître sa visibilité internationale ? La (relative) inexpérience de Federica Lombardi s’entend un peu, mais, alliée à la fraîcheur du timbre, elle confère au rôle une belle jeunesse. Le soutien de la voix est en revanche encore léger, ce qui a pour conséquence, ici ou là, un vibrato un peu trop accentué et une intonation parfois fluctuante. Et surtout, si l’instrument, de nature essentiellement lyrique, permet une belle chanson du Saule, sobre et joliment nuancée, les envolées dramatiques du personnage, qui font les grandes Desdemona, laissent la chanteuse un peu démunie.
Et Jonas Kaufmann ? La chaleur de son timbre barytonnant, les nuances et les demi-teintes dont on le sait capable, une virilité tendre, une sensibilité à fleur de peau : tout semblait devoir l’inscrire dans la lignée des Otello « à la Vickers ». Et c’est effectivement le chant d’un géant blessé que le ténor donne à entendre, dont les accès de brutalité cachent mal certaines fêlures, certaines blessures. Vocalement, on sait le rôle particulièrement éprouvant… Les aigus dont est émaillée la partition et qui constituent autant de pierres d’achoppement pour les titulaires du rôle (« lo vinse l’uragagano », « Della gloria d’Otello è questo il fin ! », « Per la morte e per l’oscuro sterminator », « quella vil cortigiana… ») sont plutôt habilement négociés, même si l’« Esultate » initial ou le « Si, pel cielo » trahissent un peu l’effort. En revanche, le registre tendre et élégiaque dans lequel Kaufmann excelle habituellement semble dorénavant moins naturel au chanteur, la nuance piano se faisant moins facile (surtout, curieusement, dans les deux premiers actes) et donc plus rare (le « Venere splende » qui clôt le duo d’amour du I, noté pp dans la partition, semble chanté pianissimo… surtout parce la voix est subitement enregistrée de plus loin !) Bref, on en vient presque à penser que Kaufmann aurait peut être été meilleur dans le rôle… il y a quelques années ! Nous sommes conscients que cette remarque est politiquement incorrecte, tant on conseille habituellement aux ténors de différer leur appropriation de ce rôle difficile entre tous… Mais après tout, n’avait-on pas prédit à Domingo, lorsqu’il se lança dans l’aventure à l’âge de 30 ans, qu’il se briserait la voix de façon irréversible ? Quoi qu’il en soit, l’incarnation est puissante, convaincante, et hautement émouvante, avec notamment un « Dio ! Mi potevi scagliar » bouleversant d’intensité et une scène finale magistrale, dans laquelle Kaufmann retrouve une maîtrise parfaite de la messa di voce et du chant pianissimo, permettant de traduire superbement l’effondrement et le désespoir du personnage. Assurément, un des grands titulaires actuels du rôle – lesquels, de toute façon, ne sont guère légion…