Clair-obscur est un hymne captivant au postromantisme austro-allemand. Le compagnonnage de la grande artiste française, Sandrine Piau, et de l’Orchestre Victor Hugo sous la direction de J.-F. Verdier, magnifie le lied avec la trinité Richard Strauss, Alexander von Zemlinsky, Alban Berg, grâce aux illuminations poétiques des Eichendorff, Rilke et consort. « Chaque lied raconte une histoire et je m’évertue à les réunir pour n’en raconter qu’une seule, la mienne », confie la soprano, dans le livret de présentation. Une manière de s’affranchir des répertoires baroque et classique, excellemment pratiqués au concert et au disque, et de surprendre les auditeurs !
Jouer de l’antagonisme entre jour, couchant et nuit
Si les poètes allemands ont transmis les troublantes subtilités de leur mal-être – leur Sehnsucht (nostalgie indéfinissable) –, les compositeurs postromantiques ont misé sur ces sensations pour tisser de profondes émotions musicales. L’originale sélection de cet album est de confronter les incontournables Quatre derniers Lieder de R. Strauss à des œuvres moins identifiées (au disque comme au concert), mais toutes aussi pénétrantes. À leur écoute, l’auditeur devient le Wanderer (promeneur) cher au Romantisme germanique, et recueille des témoignages aux différents âges de la vie, au fil de 15 Lieder composés de 1896 à 1948.
La poésie de l’enfance (Meinem Kind, À mon enfant), de l’auteur Falke, génère une simplicité de facture pour honorer la Sternlein (petite étoile), soit l’enfant en devenir de Strauss et de sa jeune épouse, la soprano Pauline de Ahna. C’est au tour de la félicité amoureuse de nous submerger, celle irradiante dans Morgen (Matin) ou Frühling (Printemps, poésie de H. Hesse) ou qui affleure dans l’émouvante ballade Waldgespräch (Entretien en forêt, poésie de Eichendorff). Si Frühling excelle dans les vocalises frémissantes de « selige Gegenwert » (ta présence divine), la ballade révèle les sortilèges de la « Hexe Lorelei » (la sorcière Lorelei), nymphe du Rhin célébrée depuis Heine. Les lumières crépusculaires ne sont pas moins envoutantes, riches d’ineffables atmosphères. La lumière du couchant de Schilflied (Chant du roseau), poésie de Lenau, gaine la voix comme une écorce. Celle de Im Abendrot (Au couchant) d’Eichendorff nimbe le chant tantôt de gazouillis d’alouette, tantôt d’une extase Parsifalienne. Différemment, les mystères de la nuit sont souvent insaisissables. Les féériques horizons de Nacht (Nuit), sur des vers d’Hauptmann, n’éclipsent ni le lit d’amour sous la lune de Liebesode (Chant d’amour), ni la sensualité du sublime Traumgekrönt (Couronné de songe) de R.M. Rilke, hanté par le fantôme de l’aimée. L’album se clôt sur la lumière de l’été avec Malven (Mauves) de la poétesse suisse, Betty Wehrli-Knobel.
Une voix intégrée au tissu orchestral
Hors des choix pertinents de poésie et d’écriture postromantique, le fil conducteur de la sélection semble être l’intégration de la voix au tissu orchestral. C’est peut-être cette différence d’avec l’opéra qui rend ce récital d’autant plus attachant, puisque les trois compositeurs sélectionnés maîtrisent parfaitement le genre opéra (Der Zwerg de Zemlinsky), ou bien s’y préparent (Berg et son futur Wozzeck).
Cette intégration devient interpénétration lorsque l’écriture musicale est plutôt chambriste. Pour exemple, les solistes violon, harpe et cors sont des partenaires sollicités dans la ballade de Zemlinsky, dialoguant avec le soprano de Sandrine Piau, épuré ou violent selon le parcours. Si l’un des instruments est explicitement convoqué dans le vers chanté (« Le cor erre dans la forêt » ), la singularité du long solo de violon (Mathilde Borsarello, de l’O.V.H.) sur arpèges de harpe (Agné Kéblyté, de l’O.V.H.) offre un écrin à la belle héroïne Lorelei. Elle cisèle son autoportrait de troublante manière. À l’écoute de September (cycle des Quatre derniers lieder), le balancement entre les ornementations vocales et l’orchestre se cristallise en un solo conclusif de cor (Nicolas Marguet de l’O.V.H.), l’instrument du père de Richard Strauss… Toutefois, la palme de l’étrangeté revient à Nacht (1re pièce du cycle d’Alban Berg, daté de 1905-1908) : la conduite inusitée des vents (bois en flatterzung, trompettes avec sourdine) laisse planer une voix qui s’abandonne. Cette étrangeté préfigure étonnamment le cycle Pierrot lunaire de Schoenberg, mentor du jeune Alban.
A contrario, lorsque le compositeur opte pour un traitement orchestral du lied, la palette donne lieu à des climax lyriques. L’ombre mahlérienne hante le final de la ballade de Zemlinsky (1896), compositeur qui était le professeur d’Alma Mahler à Vienne… Cependant, l’opulence est atteinte dans la dernière pièce du cycle des Sept Lieder de jeunesse de Berg et dans la troisième du cycle de Strauss (1948). Pour l’un – Sommertage (Jours d’été) de Berg –, la longueur modulée des phrases vocales s’arcboute sur la puissance orchestrale. Pour l’autre – Beim Schlafengehen (Au moment de dormir) –, l’expressionisme sous-jacent explose dans le climax typiquement straussien du « cercle enchanté de la nuit ». Ce vers, somptueusement chanté, exalte la progression ascendante de l’interlude au violon solo (manquant un peu de pathos). Si bien que chacun des cycles s’enrichit d’un liant organique par ce tissage de la voix et des instruments, en toute complicité grâce à la direction nuancée de Jean-François Verdier (également musicien de l’Orchestre de l’Opéra de Paris).
Dans ses derniers récitals au disque, Sandrine Piau avait exploré la mélodie et le lied romantiques en compagnie de Susan Manoff (CD Chimère, label Alpha Classics, 2018) en nous habituant aux portraits musicalisés. Le territoire de ce nouvel album dévoile une interprétation sensible et intimiste du postromantisme austro-allemand, plutôt qu’exacerbée. Passé le temps d’interprètes plus extraverties, et surplombant l’orchestre (légendaires Gundula Janowitz et Karajan, plus récents Renée Flemming et Thielemann), ce renouveau interprétatif sonne « juste » pour de telles miniatures.
« Le Clair-obscur […] des unions sans pareille »
« Le Clair-obscur, choc des couleurs absentes, symbolise pour moi la richesse de la musique qui, parée de mystère, crée des unions sans pareilles » confie Sandrine Piau dans la plaquette de l’album. En effet, la cohérence des choix poétiques et musicaux prouve à quel point les artistes français savent se mesurer aux défis et s’aventurer hors Hexagone. La politique discographique de l’Orchestre Victor Hugo/ Franche-Comté n’y est pas étrangère : on se souvient de ses précédents récitals lyriques avec Karine Deshayes (Une amoureuse flamme, CD du label Klarthe) ou de lied viennois avec Isabelle Druet (Muses, CD du label Klarthe).